VI L’édition et le numérique : Enjeux de la diffusion

Florent Souillot, Sébastien Célimon - 01.12.2021

6. Enjeux de la diffusion

Florent Souillot

6.1 Plateformes et gestion des entrepôts

Les enjeux de plateformes et de gestion des entrepôts sont centraux dans l’univers du livre numérique. Cela tient à la nature même d’Internet, constitué de données hébergées sur des serveurs qui communiquent entre eux, rendues accessibles aux utilisateurs du réseau par des protocoles standardisés.
Pour les éditeurs, cela concerne à la fois la promotion et la visibilité en ligne des catalogues imprimés, et bien entendu la promotion, la visibilité et la vente en ligne des catalogues numériques.

Du front office au back office

Lorsque l’on navigue sur le Web, il est parfois contre-intuitif de percevoir les enjeux de diffusion et de distribution des contenus en termes de silos, d’univers cloisonnés ou d’écosystèmes commerciaux clos, etc. Cet effet est souvent dû à l’homogénéité grandissante des interfaces utilisateurs ou front office (UX Design), qui contraste avec la grande hétérogénéité du back office.
Ce mouvement concerne en effet les principales plateformes du Web commercial actuel, qui ont intégré des logiques de design portées par les mêmes objectifs : réduire les frictions pour les utilisateurs et assurer le maximum de fluidité entre les usages . Cela donne une impression de facilité générale de navigation et de consommation dans un web faits d’« univers » (univers Apple, Amazon, Netflix, etc).
Ces univers sont néanmoins clos, et dès que l’on tente de sortir de chacun d’eux, on se heurte à des murs de plus en plus infranchissables : passer d’Apple à Android, trouver une alternative à Google, à Gmail, etc.
Cela cache une arrière-cuisine morcelée, organisée en plateformes et en silos bien souvent étanches, paysage contraint et soumis à de fortes tensions auquel ne peuvent échapper les éditeurs dans la mesure où ils utilisent des outils numériques et cherchent à référencer et à diffuser le plus largement leur offre.
Il est important donc de contextualiser ce paysage dans lequel viennent s’inscrire les démarches éditoriales.

L’âge des plateformes

A grande échelle, le Web dans son ensemble a considérablement évolué depuis une vingtaine d’année et l’éclatement de la première bulle Internet (2001). Si l’on résume à grand traits l’évolution de l’informatique grand public, nous sommes passés en 30 ans de la première époque de conquête du marché intérieur américain par les logiciels (les années 90 avec Microsoft, Intel), à l’époque du Web « portail » des moteurs de recherche (années 2000 avec Google, Yahoo, Amazon), à celle du « Web social » et de la révolution mobile après les années 2010, avec notamment l’avènement des réseaux sociaux (Facebook, Twitter).
Du point de vue des logiques commerciales et des effets de silo, le Web actuel n’a plus rien à voir avec celui qui prévalait dans l’esprit de ses promoteurs historiques, adeptes des principes d’open source et de réseau décentralisé.
Le Web que nous utilisons tous est aujourd’hui préempté par un nombre très réduit d’acteurs monopolistiques que l’on nomme souvent les « Gafams » (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft) et qui concentrent la grande majorité des usages en ligne. Ces plateformes mondiales ont réussi à capter les utilisateurs, à constituer des points de données associées à eux, et à les valoriser auprès des annonceurs. Chacun de ces acteurs est de ce point de vue une forteresse algorithmique, qui modèle fortement le Web.
Tout l’enjeu dans ce contexte pour les éditeurs est de promouvoir des alternatives à ces silos en valorisant leur apport possible : lien avec les libraires, les bibliothécaires, les médias, sites d’auteurs et de blogueurs, données bibliographiques fines, enrichissements de contenus, etc.

Innovation contre standardisation, Gafams contre éditeurs

Le Web est un environnement très fragmenté et objet de tensions fortes dans la mesure où sur un réseau par nature dépendant d’éléments de standardisation sont nés des services guidés par une logique inverse, centrée sur l’innovation commerciale et technique. Communiquer, c’est mettre à niveau, rendre lisible, standardiser. Innover c’est au contraire se démarquer, capter, disrupter. Et plus les usages du Web se concentrent autour de quelques acteurs passés maître en la matière, plus cette tension est forte.
D’un côté donc, l’on trouve des acteurs commerciaux qui ont fait de l’innovation technologique l’un de leurs principaux leviers de valorisation et de conquête des utilisateurs. De l’autre ceux pour lesquels la diffusion standardisée des contenus fait partie du cœur de métier.
Pour simplifier, nous avons d’un côté des plateformes comme Google, Apple, Amazon, Facebook et Microsoft qui structurent un marché à croissance exponentielle et de plus en plus monopolistique et spéculatif, à coups « d’innovation commerciales ». Ces monopoles se sont construits grâce au cycle d’innovation technologique déclenché au début des années 2000, et par lequel Internet n’a cessé de croître (En 2001, Internet comptait 500 millions d’utilisateurs. Aujourd’hui ils sont plus de deux milliards. Le marché de la vente en ligne pesait 29 milliards de dollars en 2000, 150 milliards en 2010, puis 300 milliards en 2016). Ils sont devenus les grandes plaques tectoniques du Web, les seuls en capacité de capter les grands flux d’utilisateurs et de traiter l’information qu’ils en tirent (captation des données et algorithmes de traitement de ces données).
De l’autre côté, l’on trouve des acteurs économiques (ou politiques) aux capacités immensément plus réduites, issus d’autres secteurs, pour lesquels la promesse de diffusion facilitée, élargie et maîtrisée des contenus auprès du plus grand nombre s’éloigne un peu plus chaque jour.
Ce sont tous les secteurs culturels et de l’information au sens large, éditeurs de livres, de presse, médias, qui n’ont pas la surface d’investissement suffisante pour constituer ces écosystèmes et de fait dépendent de plus en fortement des Gafams.

L’enjeu de l’intéropérabilité

Comparés à la presse ou au secteur musical, les éditeurs de livres semblent encore un peu protégés sur ces questions. Pourtant chaque jour ils doivent mener une bataille pied à pied pour ne pas perdre contact avec les utilisateurs du Web.
Un exemple concret de cette tension pour les éditeurs et la difficulté qu’ils rencontrent à faire adopter la norme EPUB aux principaux acteurs de la vente de livres numériques : Amazon ne l’intègre tout simplement pas, Apple le fait de façon partielle. Google et Kobo par contre se montrent plus ouverts en la matière, et jouent la carte du standard EPUB.
C’est grâce à cette norme EPUB que l’on peut espérer en matière de livre numérique l’équivalent du MP3 pour la musique : un format de livre numérique standardisé et interopérable, accepté par tous les acteurs.
L’intéropérabilité définit la capacité de deux systèmes à interagir entre eux, sans restriction d’accès ou de mise en œuvre. C’est un enjeu central pour toute l’édition en matière de livre numérique et tous les intermédiaires sont aujourd’hui concernés : fabricants, constructeurs de supports, prestataires de numérisation, éditeurs, distributeurs, diffuseurs, revendeurs. C’est une notion transversale qui met en jeu des normes et des pratiques et que les éditeurs de contenus doivent absolument défendre.
Cette intéropérabilité joue en effet pour l’éditeur à tous les niveaux contre les langages propriétaires ou les licences : le format de livre numérique (EPUB), de métadonnées (Onix), de reddition des ventes (EditX), de protection et d’affichage des contenus (LCP), etc. De ce point de vue l’édition numérique n’est pas encore stabilisée : hétérogénéité des normes d’échanges, des produits et des formats, des DRM, des supports et des logiciels de lecture, etc.
Il est donc du devoir de tous les éditeurs qui le peuvent de participer aux travaux de spécifications, de normalisation et de standardisation de l’industrie du livre papier et numérique. L’intéropérabilité ne doit être ni le problème des auteurs, ni celui des lecteurs, et sans elle, les éditeurs et les régulateurs perdraient complètement la main sur ces marchés. (La notion d’intéropérabilité est un argument normatif sur lequel s’appuient les Etats ou la Commission Européenne pour tenter de réguler les marchés «dématérialisés». Ce levier est présent par exemple dans le Digital Services Act qui doit contraindre les opérateurs sur la libre circulation des biens et leur responsabilité en tant qu’hébergeurs.)

L’enjeu de la distribution

Face à ces silos, la seule solution pour les éditeurs a donc été de faire front commun et de pousser partout où c’était possible la logique de standardisation et de maîtrise des flux et des contenus. Dès l’arrivée d’Amazon sur le marché du numérique, il était évident que sans réponse industrielle et technologique, le risque était de voir le marché du numérique, et à terme celui du papier, capté par un seul acteur.
La réponse a été donc de s’organiser à partir des années 2000 (Numilog étant pionnier en la matière en France). C’est la logique qui a prévalu à la constitution des plateformes numériques de distribution.
Un peu comme pour le livre papier, l’édition française compte ainsi aujourd’hui une dizaine d’acteurs de la distribution numérique (Canopée pour le scolaire, plateforme Hachette, ePlateforme pour Editis, Eden Livres pour les groupes intermédiaires, Immatériel pour les indépendants, Harmathèque, Primento en Belgique, etc).
Et comme pour la distribution de livres physiques, les principaux groupes d’édition français ont ainsi développé leur propre solution, avant de proposer leurs services aux éditeurs plus petits. Conscient des enjeux très structurants portés par la distribution numérique, au même titre que ceux portés par les outils de distribution physique, chaque grand groupe s’est doté de son propre outil.
Toutes ces entrepôts de distribution numérique partagent peu ou prou les mêmes promesses pour les éditeurs : centraliser et sécuriser le stockage des livres numériques dans le temps, distribuer les contenus vers le plus de partenaires libraires et bibliothécaires, centraliser et structurer le suivi des ventes associées à ces contenus.
Le contenu d’un côté, les ventes de l’autre : si vous avez tout au même endroit, chez un partenaire fiable et pérenne, alors l’éditeur aura considérablement réduit les risques de fragmentation induit par le Web, et avec eux ceux de la perte de temps et de revenus.
« Centraliser » veut dire ici développer les outils pour traiter précisément les différents silos, les agréger et les traduire en termes de services aux éditeurs et aux libraires. Pour un secteur à la rentabilité naissante et encore relative par rapport au livre physique, cet enjeu d’économie d’échelle s’est tout de suite avéré crucial.
Il en est de même aujourd’hui avec le livre audio numérique, qui présente le même état de l’art que le livre numérique du début des années 2000 : un secteur innovant à forte croissance, dominé par un seul acteur (Audible, propriété d’Amazon) et disposant de très peu d’éléments de structuration et de standardisation. Le livre audio est aujourd’hui, comme le livre numérique il y a dix ans, un spreadsheet nightmare pour les éditeurs : il y a autant de formats et de standards que d’acteurs du marché.

Effets de chaînes de métiers

Ramené au secteur dans son ensemble ces problématiques sont exactement celles de la « chaîne » du livre : un secteur où la prescription et l’effet de réseau joue à plein, organisés autour de métiers partenaires, de l’auteur au lecteur en passant par l’éditeur, le libraire, le bibliothécaire. Si l’on compare la composition d’ensemble de la chaîne du livre papier à celle(s) du livre numérique, c’est très flagrant :
Le premier schéma représente la chaîne du livre papier : les livres circulent de façon normalisée entre les différents acteurs, sur un modèle de nœuds imbriqués et de maillons (Dilicom, la BNF, les distributeurs, les libraires). Plus les maillons sont nombreux, plus l’ensemble sera solide et imperméable à la déstabilisation des nouveaux entrants.
Le second schéma illustre les chaînes du livre numérique. On perçoit bien la différence : ici le modèle des silos l’a emporté, avec des effets de tunnels qui relient l’auteur au lecteur. Il n’est plus question de maillons. Chaque nouvel entrant crée son propre marché. Pour l’éditeur de livres, tout l’effort revient alors à créer des ponts entre ces tunnels, à les transformer en maillons, de façon soutenable dans le temps.

Défendre son métier

Nous avons une chance unique en France : nous disposons d’un corps de métier implanté, diversifié, historiquement régulé et soutenu par l’Etat, fortement intermédié. Cette interprofession est celle d’un réseau unique et diversifié d’accès à l’offre éditoriale. On compte ainsi environ 4 000 points de vente du livre, et 16 000 bibliothèques publiques en France! C’est plus que dans tous les Etats-Unis…
La France est également le seul pays avec l’Allemagne où la part de marché d’Amazon sur le livre numérique n’excède pas les 50%. Le projet Prêt numérique en Bibliothèques est également un bon exemple de réussite de modèle décentralisé.
Il est donc crucial pour les éditeurs de préserver cette chaîne du livre et de faire front commun face aux assauts des nouveaux entrants à fort pouvoir de disruption, engagé dans la promesse technique de désintermédiation.
Cela se traduit pour l’éditeur par le fait de ne pas céder aux régimes d’opportunités à court terme, par le choix de partenaires de distributions numériques expérimentés et présents depuis plusieurs années, impliqués dans ces logiques de standardisation.
Si l’éditeur n’a pas les moyens d’investir lui-même, il doit contractuellement encadrer ces questions et agir avec une grande prudence pour tirer le meilleur de son activité, quel que soit le support de ses productions : son catalogue et les droits qui lui sont attachés sont toute la valeur de sa marque dans le monde du numérique.
Est-ce que je dispose bien des droits et des fichiers de mon catalogue ? Si oui dans quelle mesure et comment ces informations et ses données sont-elles accessibles ? A quelles conditions puis-je céder ces droits de diffusion et/ou de distribution numérique ? A quelles conditions puis-je céder une copie de mes fichiers ? Comment contrôler ces flux d’information ? etc.
C’est bien la diversité de l’offre et des métiers qui se joue ici. La gestion des plateformes repose sur la défense des éléments de langage commun pour débarrasser les lecteurs et les créateurs de ces questions, tout en garantissant leurs droits. C’est à cette condition que les usages des internautes établiront les conditions d’une saine diffusion des contenus éditoriaux. Avant qu’il ne soit trop tard et que le Web ne devienne définitivement le domaine de quelques acteurs privés, il est donc vital de le réguler, de promouvoir partout la standardisation et toutes les alternatives aux monopoles.
Les éditeurs ont de ce point de vue un rôle précieux à jouer.

6.2 Enjeux de la diffusion

Bibliothèques numériques et abonnements

Rappelons la promesse d’un accès renouvelé aux corpus portée par le numérique : Internet c’est l’intégralité du savoir mondial numérisé à portée de clic (autrement dit, le rêve de tout lecteur ?). Plus fort encore : là où les modalités de lecture du livre imprimé sont figées dès l’impression, celles du numérique deviennent souples, dynamiques, virtuellement infinies.
Le livre imprimé est un objet fini, porté par une diffusion normalisée et des cycles peu nombreux : grand format, poche, occasion, pour des ventes unitaires et clubs. Le numérique rime avec des possibilités élargies : abonnement global et illimité ou accès granulaire spécialisé, formules à l’acte et consultation en base, vente au chapitre, par format, par collection, trois pour deux et autres offres groupées et bundles, licences annuelles, tarifs en fonction de l’activité de lecture, etc.
Prenez l’image d’un accès fluide, constant, modelé et à la main du lecteur en somme : toutes les expériences de lecture deviennent alors possibles et la vente d’un livre une option parmi tant d’autres !
La réalité du marché est un peu différente : en termes de bibliothèques et d’abonnements le livre n’est ni la musique ni la presse. Pour autant, ces modèles ont déjà en partie reconfiguré l’activité de diffusion des livres et méritent d’être caractérisés pour mieux en cerner les enjeux pour les éditeurs.

Les bibliothèques : un partenaire majeur pour les éditeurs

Les bibliothèques représentent un lieu crucial d’accès au livre en France . On distingue ainsi les bibliothèques de prêt publiques, municipales et départementales, les médiathèques, les bibliothèques universitaires, les centres de documentation et d’information, les comités d’entreprise, etc, tout un panel de lieux d’accès au livre répartis sur les territoires, en parallèle des réseaux de librairies.
Ces distinctions entre les types de bibliothèques recouvrent des marchés très différents, aux enjeux et aux acteurs bien distincts. Et, de fait, la perception des bibliothèques par les éditeurs est très variable selon les maisons d’édition et leur secteur d’activité. Elle dépend aussi de la taille et de la nature des catalogues, de la part de marché qu’elles représentent, de l’ancienneté des relations liant l’éditeur à ces partenaires.

Les bibliothèques publiques : agir pour tous les lecteurs

Le premier grand ensemble est constitué des bibliothèques publiques de prêt et de consultation, relais de l’action publique en matière d’accès au livre. Elles sont très nombreuses en France et l’adhésion y est gratuite. Implantées sur tout le territoire, jusqu’à représenter parfois la seule présence du livre dans les zones rurales et peu denses, lorsque la librairie se cantonne souvent aux centres-villes, elles garantissent l’accès à la lecture pour tous les citoyens, sans condition de revenu.
Centralisant leurs achats auprès des libraires, elles constituent un fond souvent généraliste adapté à tous les âges, et associent ces catalogues à leur politique d’animation variable selon les modèles : offre culturelle élargie (presse, musique, vidéo, etc.), animations diverses, etc.

L’exemple de Prêt numérique en bibliothèque

L’accès à la lecture publique par le prêt sous forme numérique est aujourd’hui principalement assuré en France par le dispositif Prêt Numérique en Bibliothèques . La particularité de ce projet est qu’il est le fruit d’un travail conjoint d’éditeurs, libraires, bibliothécaires et pouvoirs publics pour proposer un modèle consensuel d’accès aux catalogues numériques de prêt.
Centralisé par Dilicom, qui fait figure de tiers de confiance et d’opérateur technique, ce dispositif garantit la maîtrise des conditions d’accès et de diffusion des catalogues pour les éditeurs, en conformité avec les contrats commerciaux et les droits d’auteurs. Il garantit aux bibliothèques de gérer de façon autonome leur politique d’acquisition en ajustant les conditions de ces prêts à leurs usagers.
Tout l’intérêt de ce genre de modèle pour les éditeurs est qu’il est très intégré aux plateformes de distribution existantes, et qu’il offre des garanties de maîtrise des conditions de diffusion des catalogues : vente unitaire associée à des usages spécifiques, maîtrise du prix, des conditions d’accès, des contrats commerciaux.
En outre, les libraires continuent d’assurer le rôle d’intermédiaire commercial : c’est sur leur site que les bibliothèques partenaires du projet passent leurs commandes de livres numériques. Ce lien commercial fait désormais l’objet d’appels d’offre de plus en plus souvent bi-médias (papier et numérique).
Pour les usagers dûment inscrits enfin, les livres sont accessibles gratuitement en téléchargement ou en streaming, pour une durée limitée, selon leur disponibilité.

Les bibliothèques universitaires : le numérique au service des politiques documentaires

Le second ensemble est plus vaste et diversifié, plus anciennement associé aux usages numériques : il s’agit des bibliothèques universitaires. Celles-ci opèrent selon des modalités et des marchés bien différents, souvent autour de plateformes qui centralisent des offres documentaires et les conditions de licence.
En dehors de celles des grands groupes d’édition scientifique (Taylor&Francis, Springer-Nature, J. Wiley, etc.), les plus connues sont Overdrive, VLebooks (ex Dawson-era), Cairn, etc . Il s’agit là de fonds spécialisés destinés à la recherche et à l’éducation, valorisés auprès de publics et d’institutions qualifiés : universitaires, chercheurs, professeurs, étudiants.
Les conditions d’accès dépendent de la structure concernée, des régimes et des institutions d’enseignement (publiques ou privées). Les marchés sont souvent transnationaux et liés à des fonds documentaires autour desquels sont construits des modèles de licences plus ou moins pérennes (ex : pour un tarif annuel, les utilisateurs accèdent à l’intégralité d’un corpus donné).
Pour l’éditeur comme pour le bibliothécaire, ces modèles de licence doivent être étudiés avec prudence : comme tout modèle intégré autour de licences pérennes, c’est le risque d’une perte de maîtrise des conditions de diffusion qui se fait jour ici.

Grand public : abonnements et ventes unitaires

Les abonnements grand public de livres numériques existent depuis quelques années en France mais sont encore très limités en termes de marché. Les principaux acteurs sont aujourd’hui Amazon (Kindle unlimited), Youboox, ou encore Publienet sur un marché plus réduit.
Contre quelques euros par mois, les lecteurs accèdent à tous les catalogues disponibles dans ces boutiques, à l’instar de la musique et des plateformes comme Spotify, Apple Music, etc. La principale différence est qu’en termes de marchés et d’usages, le livre n’est pas la musique ni la presse.
Tout l’enjeu pour les éditeurs est de confronter l’opportunité de tels canaux avec la réalité de leur marché imprimé et numérique : types de collections concernées, publics, taux de rotation des catalogues. D’un côté l’opportunité d’adresser de nouveaux publics pour gagner des marchés à terme, de l’autre le risque de participer à la perte de valeur symbolique du livre unitaire et de déstabiliser les réseaux traditionnels.
Une chose est sûre aujourd’hui : ces modèles commencent à se structurer mais ne rencontrent pas encore les usages des lecteurs, toujours attachés à des réseaux de prescription, d’achats et de lecture centrés autour du livre et du libraire.

6.3 Structures de prix

Sébastien Célimon

Fixer le prix d’un livre numérique : soutenir des pratiques cohérentes

La détermination d’un niveau de prix pour un livre numérique se fait à partir de plusieurs critères et observations, exactement comme cela existe dans l’édition papier. Premier piège à éviter, considérer qu’un livre tombé dans le fond doit être vendu moins cher en numérique que la nouveauté sur un format équivalent. Si tous les tomes d’une collection sont au même prix en papier, il n’y a aucune raison d’adopter une stratégie de prix différente en numérique. C’est un message très maladroit envoyé d’emblée aux auteurs que de leur dire que leurs livres vaudraient moins en fonction de leur âge. En revanche, il est important d’avoir en tête une règle tacite adoptée par l’essentiel des acteurs du marché : un livre numérique est vendu moins cher que sa version papier grand format.
Ces précautions en tête, une étude de marché, même sommaire, permet de savoir à quels niveaux sont positionnés les ouvrages concurrents, qu’ils ressortent de la nouveauté ou du fond, le cas échéant avec une édition poche. Sans qu’il n’y ait entente, il peut y avoir une cohérence globale observée et suivie par les éditeurs. En revanche, là où les formats papier conditionnent des grilles de prix de vente régulièrement mis à jour, rien de tel en numérique : le système des grilles tarifaires d’Apple, appelé tiers, pré-conditionnent le marché car ils définissent des prix autorisés et par extension les prix non acceptés.
En Suisse, les éditeurs tiennent à ce que les prix soient homogènes dans une langue donnée quelle que soit la taille de la librairie et les remises consenties. En numérique, la recherche de la simplicité incite à donner le même prix à chaque plateforme, ce qui en outre sera apprécié par les contrôleurs de gestion quand il s’agira d’éditer les relevés de droits.

Une animation commerciale plus ouverte que dans le papier

Vendre en numérique donne une beaucoup plus grande souplesse dans les actions commerciales que le papier. Il est ainsi possible de faire des ventes flash, des ventes thématiques – lesquelles sont d’ailleurs souvent initiées par les libraires numériques eux-mêmes avec des baisses de prix dans des durées très limitées. En France, la loi confère à l’éditeur le droit de fixer son prix de vente mais cela n’empêche nullement Apple, Amazon ou autres de suggérer – doux euphémisme - des positionnements de prix, voire de refuser de vendre certaines références dont ils jugeraient le prix inapproprié.

Répartition des coûts de production d’un livre numérique

Lorsqu’un éditeur prépare un nouvel ouvrage il prend désormais en compte, sous réserve de disposer des droits cédés par l’auteur, son exploitation numérique. Les coûts inhérents à la création d’un ouvrage numérique sont très faibles en regard des coûts de l’édition complète, en particulier papier. Il s’agit de coûts liés à la gestion logistique du titre numérique – sa saisie dans les bases de données appropriées en interne et auprès des diffuseurs ou distributeurs, la mobilisation de ressources pour établir les grilles de prix et émettre les métadonnées, lesquelles sont susceptibles d’évoluer dans le temps. Et enfin, bien entendu, les coûts de création de fichiers conformes aux demandes des plateformes.
Pour entrer un peu dans le détail, certains éditeurs, dans la conception des maquettes des ouvrages et des PDF de référence de leurs ouvrages, s’appuient sur des fonctions facilement convertibles en XML voire en HTML qui servent de base en particulier aux epubs. Comme toutes les plateformes de vente n’utilisent pas le même format, par exemple le KF8 chez Amazon, les éditeurs tiennent aussi compte des exigences de conformité demandées par les opérateurs. Si l’epub est le standard plébiscité par une grande partie de l’industrie, il est loin d’être le seul utilisé sur le marché.
En moyenne, créer un epub à partir d’un PDF imprimeur coûte 60 à 90 €, c’est-à-dire environ de 70 à 100 francs suisses. S’il est recommandé de vérifier les epubs créés pour s’assurer du respect de la maquette et de la bonne lisibilité, les éditeurs sont loin de vérifier tous leurs fichiers et souvent ne les corrigent que lorsqu’un lecteur leur fait un retour critique sur un bug. Il est impossible dès lors de généraliser sur les coûts liés à ce point particulier.
Une fois entrée dans les silos de fichiers et stockée, la version numérique ne coûte plus rien et ne mobilise plus guère de ressources internes chez l’éditeur, ce qui en fait un contenu dont les coûts peuvent être très vite couverts au bout de quelques dizaines d’exemplaires vendus. Au-delà, les revenus qu’il génère ne sont que de la marge.

Partage des revenus : qui prend quoi ?

Sur un livre numérique vendu à l’unité, les différents intervenants se partagent le revenu de la vente comme suit : en premier lieu, bien sûr, la TVA. Celle qui s’applique pour tout l’espace européen est en septembre 2016. En France, elle s’élève à 5,5 % dans les librairies numériques certifiées comme telles – attention cependant, la TVA sera de 20% pour les achats dits « in-app », c’est-à-dire dans les applications téléchargeables dans les stores d’Androïd et d’Apple, car les livres vendus par ce biais sont considérés étrangement comme des logiciels et non des livres.
Apple et dans une moindre mesure Google appliquent une retenu sur chaque transaction effectuées dans leurs systèmes d’exploitation qui s’élève à 30%, que ce soit au niveau de l’achat d’une application en tant que telle ou des contenus disponibles dans l’application. Les livres ne sont pas exemptés, et donc pour une société tiers, vendre un livre en France via une application sur un ipad signifie que d’emblée, la moitié du prix de l’ouvrage est ponctionné par la TVA et Apple, avant même que l’auteur, l’éditeur, le distributeur et le libraire numérique n’aient pu prétendre à une part.

Et l’auteur dans tout ça ?

La part de l’auteur est celle indiquée dans son contrat d’édition. Elle peut être très variable mais à notre connaissance n’atteint jamais les valeurs d’Apple et consorts. Les pourcentages proposés par les éditeurs fluctuent entre 4 et 16%, et dans de très rares cas comme des auteurs très importants, peuvent dépasser les 20%.
Ensuite, le libraire numérique donc, ponctionne à son tour dans des niveaux de pourcentages très variables suivant s’il est indépendant d’Apple, de Google ou d’Amazon ou si il en est au contraire une application propriétaire. Cela va de quelques pourcents à, cumulés, plusieurs dizaines pour les applications propriétaire. Même chose pour le distributeur, et enfin l’éditeur récupère… le reste. A cause des variations de TVA et d’espaces de vente, il est impossible d’obtenir une rémunération par ouvrage homogène. Et vendre sous Amazon, Google ou Apple en direct signifie supprimer au moins un intermédiaire et gagner quelques pourcentages de marge. Si l’éditeur fait tout il peut récupérer jusqu’à 70% du PPHT. C’est un avantage concurrentiel non négligeable.

Le numérique est une manne considérable en regard du coût temps/homme

La structure du prix d’un livre numérique peut sembler moins attrayante économiquement parlant que l’équivalent papier, qui plus est quand un même ouvrage est vendu 25 à 40% moins cher. Cependant les coûts de gestion et de supervision des titres numériques sont très faibles par rapport aux coûts liés à la gestion d’un titre imprimé. Ce dernier requiert un suivi logistique quasi continu et mobilise des ressources dont le livre numérique n’a pas besoin.
Le coût temps-homme entre deux éditions d’un même ouvrage, papier et numérique, est donc très différent. Les éditeurs peuvent donc rapidement considérer les revenus générés par les ventes numériques comme un intéressant bonus pour soutenir son activité. Enfin, dernier point essentiel, le traitement des rapports de vente et donc des revenus peut aller beaucoup plus vite qu’en papier, ce qui ne gâche rien.

6.4 Enjeux de la diffusion

Exclusivités et marchés ouverts

Florent Souillot

Les livres imprimés empruntent un circuit de diffusion construit autour de zones linguistiques, de réseaux localisés de traduction et d’édition, de promotion et de diffusion, puis de vente. Leurs droits font l’objet de cessions associées à des aires géographiques (une langue, un pays) et à des ententes commerciales (cessions de droits de traduction entre éditeurs par exemple).
Pour chacun de ces marchés, des chaînes logistiques d’impression, de stockage et de distribution vers les points de vente sont nécessaires. En fonction de la facilité d’accès aux livres et des moyens des acteurs sur place, les catalogues y sont alors disponibles durant un temps donné, au rythme de la rotation des références, sous forme de prêt ou de vente.
Le numérique quant à lui semble au contraire libérer les livres de toutes contraintes territoriales et temporelles, voire linguistiques. Disponibles sur des plateformes commerciales mondialisées, les livres numériques peuvent être disponibles sur tous les territoires, instantanément et de façon continue. En quelques clics leur contenu devient accessible à l’autre bout du monde. Et à condition d’avoir dès le départ intégré ses éventuelles traductions dans un même fichier, un livre peut même être disponible dans toutes les langues.(Certains livres numériques conçus dans ce but sont ainsi disponibles en plusieurs langues, au choix des lecteurs.)
Néanmoins cette promesse de diffusion ouverte « déterritorialisée » cache en réalité un certain nombre de coûts cachés et de contraintes territoriales qu’il faut caractériser. Plutôt que d’opposer ces deux marchés, il est alors utile de pointer la façon dont ils peuvent s’articuler au bénéfice des éditeurs dans un contexte d’édition multi-supports et de cohabitation de ces marchés.

Légalement, un livre numérique disponible, c’est quoi ?

Un livre numérique est réputé disponible sur un marché lorsqu’il est accessible à la vente à travers un site transactionnel destiné aux utilisateurs d’un pays ou d’une zone identifiée. Les utilisateurs dont l’adresse, la domiciliation bancaire et/ou l’adresse IP de connexion sont reconnues et valides peuvent alors accéder aux livres. Cet environnement transactionnel, généralement un site de commerce en ligne ou une application, doit présenter les mentions légales et commerciales conformes à la loi s’exerçant dans cette zone (Conditions Générales de Vente, Conditions Générales d’Utilisation, mentions légales, conformité au Règlement Général sur la Protection des Données pour certains pays, etc.). (Deux niveaux de réglementation s’exercent: un premier niveau relatif aux dispositions légales propres au commerce en ligne, avec une spécification éventuelle pour des livres numériques ; un second associé au contrat commercial liant l’éditeur au détaillant. )
Cette normalisation existe par exemple en France, et, à la manière des livres imprimés, le commerce de livres numériques obéit à des principes normatifs législatifs : un prix de vente unique fixé par l’éditeur pour les livres numériques homothétiques quel que soit le site de vente (loi PULN), un taux de TVA réduit pour les livres de texte et les livres audio numériques (5,5%). Ces critères sont associés à une définition légale des livres numériques, utile pour définir clairement ces objets du point de vue fiscal et légal : comment caractériser un livre numérique ? une œuvre enrichie est-elle un livre numérique ? quid des applications, des bouquets, etc. ?
Les éventuelles combinaisons de modèles et de formes qui ne rentrent pas dans cette définition légale du livre numérique homothétique (par exemple les bouquets, licences, abonnements, chapitres, œuvres enrichies, base de données, etc.) sont ainsi couvertes par des modalités distinctes, et leur accessibilité s’organise alors selon des conditions commerciales spécifiques.

Rendre un livre disponible, ce n’est pas si simple

Une fois que l’éditeur-diffuseur et le détaillant ont signé un contrat pour mettre en vente les catalogues, un livre numérique doit remplir un certain nombre de conditions d’affichage et de présentation. Cela va des informations éditoriales, du format (fichier epub, pdf, html, streaming, audio, etc.) aux indications commerciales indispensables (un prix constitué d’un montant avec ou sans taxe, exprimé en devise et associé à une zone d’application et/ou à une durée potentielle).
Cela n’a l’air de rien mais dans la mesure où toutes ces informations sont paramétrables en tout temps, la gestion de ces prix dynamiques « territorialisés » pour les livres numériques est de plus en plus souvent déléguée à des distributeurs dont le travail consiste précisément à faciliter la vie des éditeurs sur ces points.
Ajoutez à cela le fait que les même catalogues peuvent être disponibles sous des régimes et des modèles variés (ventes unitaires auprès de libraires grand public et collectivités, offres de licences et de bouquets, vente au chapitre…) et l’on comprend que la bonne maîtrise d’une chose aussi importante qu’un prix de vente à un instant t peut se révéler d’une grande complexité. De ce point de vue, le numérique n’échappe pas aux contraintes territoriales du commerce. Au contraire il les maximalise. (La difficulté rencontrée par les régulateurs européens pour créer un marché unique européen des contenus numériques illustre bien cela. Sur le papier, le marché unique semble aller de soi avec le numérique. Dans la réalité, c’est évidemment bien plus compliqué.)
Certains distributeurs offrent ainsi des services de conversion automatique des prix en devises. Ils permettent aussi aux éditeurs de paramétrer de façon simple les différents pays d’application de ces prix, ainsi que les régimes de taxes s’appliquant. L’ensemble de ces informations est par ailleurs susceptible d’être intégré dans des outils de facturation utiles au versement des droits et à la répartition des chiffres d’affaire.
Ces coûts cachés de la disponibilité d’un livre numérique sont encore suffisamment importants pour que les éditeurs de livres imprimés et numériques perçoivent l’intérêt de s’appuyer sur leur réseau de partenaires traditionnels pour porter les catalogues de livres numériques. Le papier devient alors un soutien au numérique, et inversement.

L’importance d’une promotion localisée

On a souvent l’impression qu’il suffit qu’un livre soit disponible pour qu’il se vende. C’est en réalité assez trompeur, et l’expérience démontre qu’une promotion localisée reste le plus souvent le meilleur levier de commercialisation des livres.
Certes les effets de bassins linguistiques peuvent suffire pour quelques auteurs connus, mais néanmoins, le plus souvent, c’est l’activité de l’éditeur sur place, de ses partenaires et des libraires, des médias locaux, qui assure la vie commerciale des livres. On l’oublie parfois en imaginant le numérique comme un environnement fluide mettant le monde à portée : sans les points de vente physiques, les principaux soutiens du livre s’effondreraient.
Le cas de la romance est de ce point de vue intéressant car c’est un secteur très actif en numérique, dont une partie importante des ventes s’effectue en ligne. (Là où le numérique représente moins de 10% du CA pour la littérature générale, les ventes numériques en romance et littérature de genre avoisinent déjà les 25-30%). Et bien même dans ce secteur, l’animation commerciale des communautés de lecteurs ne peut se passer des libraires, ni des rencontres entre les lecteurs et les auteurs. C’est donc un équilibre à trouver, entre la construction de communautés de lecteurs en ligne et son animation rythmée par les salons, rencontres, signatures. (Ce sont aussi sur ces collections que les communautés sont les plus actives, preuve en est du succès des dédicaces et des salons où les auteurs et les lecteurs se rencontrent.)
En ce sens, jamais un algorithme ou une plateforme web, aussi fonctionnels et nourris de données soient-ils, ne remplaceront une librairie ou un salon.

Le risque des exclusivités

D’une façon générale, le numérique n’échappe pas aux régimes d’exclusivités et aux risques de limitations commerciales de diffusion des livres. Parfois il accentue même les difficultés en la matière : c’est le cas lorsque l’innovation technique et commerciale des détaillants s’accompagne de mesures limitant l’interopérabilité des livres et leur libre diffusion (voir Module 6.1 gestion des entrepôts).
Prenez l’exemple des livres audio numériques : porté par une forte croissance autour des innovations d’un acteur en avance sur les autres (Audible, propriété d’Amazon), les éditeurs n’ont pu échapper à des logiques d’exclusivité de distribution et de diffusion. Ce n’est que lorsque des concurrents parviennent à intégrer ce genre de marché que l’interopérabilité peut exister de nouveau, et avec elle diffusion élargie et maîtrisée des contenus.
Là encore, avant de risquer de rompre l’articulation des deux marchés, l’éditeur doit faire preuve de prudence et suivre avec précision les indicateurs clefs associés à ses ventes.

6.5 Gestion comptable

Sébastien Célimon

D’abord les droits, ensuite les droits, enfin les droits !

Tout professionnel de l’édition qui souhaite exploiter un livre dans l’espace numérique doit avant toute chose s’assurer que l’auteur ou son ayant-droit lui en a bien concédé le droit. Sauf bien entendu à exploiter des ouvrages tombés dans le domaine public, c’est la condition première, centrale, à respecter. Cette condition remplie, un éditeur est tenu de l’intégrer dans son système de gestion de droits d’auteur, au même titre que toutes les variantes d’exploitation dont il dispose pour un ouvrage donné.
En France et en Suisse, les droits numériques concédés sont réunis soit dans le contrat d’édition général, soit dans un avenant ajouté par la suite. Ils déterminent la durée de la cession, le montant des rémunérations revenant à l’auteur, les règles d’exploitation comme le délai obligatoire de mise en commercialisation après signature, les canaux et modes de diffusion ou les conditions de retrait à la demande de l’une ou de l’autre des parties ainsi que la territorialisation autorisée.
Ce dernier point, la territorialisation, est un aspect majeur car en numérique les frontières physiques entre états peuvent s’estomper pour faire place à des frontières virtuelles dominées par la langue. Par exemple, dans le cas de l’exploitation en numérique de traductions en français d’ouvrages étrangers, l’éditeur originel peut préciser la liste des pays autorisés à la vente en tenant compte de ses propres prérogatives commerciales. Un ouvrage en français peut en un clic être vendu en France, en Belgique, en Suisse, au Canada ou dans les pays francophones d’Afrique par exemple.
Toutes ces autorisations, et a contrario toutes ces restrictions, doivent être appliquées et visibles dans toute la gestion comptable d’un ouvrage numérique. Cela ne diffère pas fondamentalement des exploitations papier, bien sûr. En France, les différentes règles spécifiques au numérique font encore l’objet de négociations entre les représentants de l’interprofession, sous l’égide des ministères de tutelle. Ils ont pu donner lieu ici ou là à des situations de crispation très fortes au début des années 2010.
Dans ce tumulte les solutions sont apparues et ont abouties à des arbitrages majeurs indispensables pour poursuivre le développement de l’édition numérique. Pour le dire autrement, le cadres qui régit les exploitations en numérique est encore en construction et, parce qu’il est régulièrement impacté par les nouveaux modes de monétisation et les nouveaux usages, il n’est pas près d’être figé.

Focus sur les canaux de commercialisation

Ceci étant posé, entrons dans le détail. Pour diffuser son catalogue en numérique, l’éditeur doit signer des accords de commercialisation avec les plateformes du marché. Soit il procède en direct, et a dès lors besoin de compétences très particulières et, pour le résumer en une formule, doit être capable de « parler le langage d’Apple », soit il fait appel à un distributeur qui se chargera à la fois de circonscrire les conditions d’exploitation et de veiller à leur bonne application, et de brancher les tuyaux pour optimiser la gestion des flux de données, de fichiers et, bien entendu, de transactions.
Faire appel à un distributeur est un gain de service et de temps considérable. En effet, dans son rôle d’intermédiaire, celui-ci distribue depuis son entrepôt numérique les fichiers aux plateformes de vente et leur fournit les métadonnées associées, récupère leurs rapports de vente et les agrège pour ensuite n’en fournir qu’un seul, détaillé, à l’éditeur.
Chaque ouvrage en numérique dispose d’un ISBN propre, différent de son édition papier, qui permet une traçabilité précise de son exploitation. Histoire de complexifier un peu ce point, le format et certaines plateformes spécifiques peuvent aussi nécessiter un ISBN propre, ainsi en particulier l’offre PNB, prêt numérique en bibliothèque, créée par l’interprofession en France et disponible aussi en Belgique, au Luxembourg et en Suisse.

De l’importance des rapports de vente

La fréquence des rapports de vente est fixée entre l’éditeur et le distributeur. Elle se définit en outre en fonction de la capacité des plateformes de vente à délivrer leurs propres rapports en termes de fréquence. A l’usage, ils peuvent être mensuels, trimestriels, voire semestriels. Quand l’éditeur reçoit un rapport de vente et le valide, il établit une facture et la transmet au distributeur qui le règle là aussi dans un délai contractuellement défini.
Dans le même temps, l’éditeur reporte les ventes de chaque titre dans les relevés de droits des auteurs. Ces relevés sont généralement semestrialisés, voire annualisés dans le cas de titres de fonds, ce qui signifie que les revenus issus du numérique seront versés à un auteur dans un délai très variable.
Dans leurs relevés, les auteurs doivent pouvoir prendre connaissance des ventes en fonction des territoires concédés, avec les devises correspondantes le cas échéant. Certains contrats peuvent demander que soient précisées les plateformes de vente, ce qui permet de voir qui d’Apple, Kobo, Amazon ou autres est le meilleur vendeur d’un titre, d’un auteur ou d’une collection.

Les litiges dans le numérique prêtent à l’exotisme

Dans le numérique comme dans le papier il peut y avoir des litiges qui peuvent cependant prendre des formes originales. Des plateformes peuvent indiquer des ventes sur des territoires et dans des devises non autorisés. Des achats peuvent être remboursés au consommateur à sa demande, et dans de tels cas, il peut arriver que certaines plateformes s’arrogent unilatéralement le droit de conserver tout de même leur arge et cela signifie pour l’éditeur non une vente nulle mais négative – ce qui est discutable dans une relation commerciale qui se veut équilibrée.

Attention à la TVA numérique

Comme précisé dans le module « Structures de Prix », selon le pays et l’espace d’achat la TVA peut varier sensiblement, ce qui nécessite une grande vigilance avant de valider des relevés de vente. Des variations peu compréhensibles ou des incohérences peuvent apparaître. Un éditeur peut demander un audit des ventes s’il pense que les résultats présentés ne reflètent pas assez la réalité –le monde informatique n’est pas exempt d’erreur. Possiblement coûteux, ces audits permettent de vérifier la véracité des données échangées – dans le cas contraire, c’est à la société qui subit l’audit de le payer, de rembourser évidemment les montants révélés comme manquants. Bien évidemment, ce genre de situation sape la confiance et entraîne généralement des renégociations commerciales.
Enfin, les nouveaux modes de monétisation et de consommation de livres numériques comme l’abonnement, le bouquet ou les offres particulières des bibliothèques-médiathèques complexifient la gestion et doivent inciter les éditeurs à une très grande vigilance. De nouveaux critères sont ainsi apparus dans le calcul des droits comme le prorata de pages lues, la location, la cession de droits provisoire sur des délais très courts avec ou non provisionnement… Il n’est pas illogique ni surprenant que des modes de consommation par abonnement, soient proposés pour le livre, comme s’y emploient Youboox ou Izneo.
Pour le consommateur, cela s’apparente par exemples aux abonnements proposés dans le jeu vidéo avec Steam, dans la vidéo par Netflix ou dans la musique par Deezer Ils se heurtent cependant à un écosystème et des règles beaucoup plus rigides qui favorisent objectivement les éditeurs. La loi sur le livre numérique, héritière en France des lois Lang, assurent la fixation des prix par les éditeurs, ce qui signifie qu’un opérateur qui fait un abonnement doit tenir compte en premier lieu de ce que demande l’éditeur et s’y conformer, sur une base d’un dénominateur commun, par exemple un prix à la page.
Une alternative consisterait pour l’opérateur à demander une cession de droits non exclusive en assortie de royalties au prorata de la lecture, mais les opérateurs du marché francophone n’ont pas les ressources pour cela et les éditeurs ne sont guère outillés pour répondre favorablement à une telle démarche. Ceci étant posé, si on effectue une rapide analyse de marché, on notera que ce type d’offres n’est pertinent que pour un grand lecteur ou pour des typologies d’ouvrages qui se lisent vite, à l’instar de la bande dessinée ou des nouvelles ou des récits fragmentés en chapitres distincts et courts.
En tout état de cause, il est conseillé aux éditeurs tentés par les modes de lecture alternatifs de demander à leurs potentiels partenaires des projections économiques raisonnables et rigoureuses. Le temps n’en est encore qu’à l’expérimentation et le dialogue et la négociation sont donc essentiels.

6.6 Principaux acteurs

Une rencontre pas si évidente entre des secteurs forts

L’écosystème du livre numérique a ceci de particulier qu’il rapproche des secteurs industriels peu habitués à se fréquenter en dehors du rapport professionnel à propos des équipements fabriqués par l’un, et utilisés par l’autre.
Ordinateurs, scanners, imprimantes, logiciels… L’édition et ses métiers connexes ont modernisé au fil du temps leurs processus métier avec l’intégration d’outils numériques tantôt pour la production éditoriale, la logistique, la fabrication, la numérisation des ouvrages et, avec le développement de la vente en ligne, les extensions des bases de données catalogue, comprenant métadonnées et informations commerciales. Progressivement, les films ont été supplantés par les PDF, et toute la chaîne du livre est entrée dans l’aire numérique.
Cependant, le développement d’un marché du livre numérique n’a pas été une évolution naturelle ni, autant le dire, forcément désirée du côté du monde de l’édition, que ce soit en Europe, en Asie ou aux Etats-Unis. Les valorisations financières des acteurs du high tech sont sans commune mesure avec ceux de l’édition. Leurs figures de proue, les fameux GAFA pour Google, Apple, FaceBook, Amazon sont devenus des monstres économiques internationaux, et leur hégémonie écrasante installe d’emblée des rapports de force très inégaux.

Le cas Amazon

Cela aurait pu pourtant beaucoup mieux se passer si on se rappelle qu’avant de devenir une méga firme internationale de vente et de services en ligne, Amazon n’était qu’un service de vente de livres relié à un réseau de libraires américains. Pour autant, Amazon a tenu à conserver un lien privilégié avec le monde du livre et entend, au travers de toutes ses initiatives et offres, y prendre une place majeure si ce n’est centrale.
Et dans les années récentes, il faut reconnaître que l’essor du livre numérique est tout entier marqué par ses interventions, que ce soit sur le front commercial, avec un premier dumping qui a littéralement créé le marché américain, technologique, avec sa gamme de liseuses et de tablettes à bas prix Kindle qui a réussi à s’imposer face à des concurrents déjà en place comme Kobo, et prospectif en créant des espaces de vente favorables en particulier à l’auto-édition et aux éditeurs numériques. Il ne leur manquait plus que de s’offrir une expérience de libraire physique, ce qui est le cas d’ores et déjà depuis deux ans avec une vingtaine de librairies créées rien qu’aux Etats-Unis.
Le cas d’Amazon est symptomatique des bouleversements qu’induit le basculement d’une industrie dans le numérique. Alors que les acteurs de la chaîne du livre sont en place depuis des décennies, il ne faut que quelques années aux firmes technologiques pour remettre leurs équilibres en question. L’adoption massive par le grand public des terminaux nomades à écrans numériques, smartphone, tablette, liseuse, multifonction, n’est finalement que la convergence attendue initiée par le walkman de Sony lancé à la fin des années 1970.
Habitués à déployer leurs produits sur des continents entiers, ces acteurs, quand ils se sont intéressés au livre numérique, l’ont fait sans faire réellement attention aux particularismes culturels des territoires, et ils se sont souvent heurtés à des législations particulières pas vraiment anticipées, comme en France le volet numérique de la Loi dite Lang sur le livre.

Software, hardware et toutes ces genres de choses…

Si on veut les distinguer par segments, nous avons donc d’un côté les acteurs technologiques, qui créent des terminaux mobiles dans lesquels peut avec plus ou moins de bonheur s’intégrer le livre numérique. Pour le vérifier, comparons la manière dont il est accessible et lisible sur différentes tablettes Windows, Apple ou Amazon – on observera tout de suite la place que ces acteurs lui accordent.
Pour en faire un rapide résumé, Amazon pousse le contenu livre sur ses tablettes bien davantage que ses concurrents, Apple en tête. Ces derniers ont d’ailleurs longtemps oublié de mettre en application native sur leurs ipads l’iBookstore, ce qui était très révélateur de la place qu’ils voulaient donner aux livres dans leur écosystème.
A ces acteurs hardware s’ajoutent les acteurs software, ceux qui développent les applications et solutions de lecture et de protection propre comme les fameuses DRM. Ces acteurs software, peu connus du grand public, tiennent également de plus en plus compte des systèmes de monétisation des contenus, achat à l’acte, abonnement, bouquet, location…

Et les professionnels de l’édition ne sont finalement pas en reste

Face à ces acteurs se trouve la chaîne du livre dite traditionnelle qui a pris le temps de se former aux nouveaux enjeux pour intégrer le mieux possible l’exploitation en version numérique de leurs ouvrages. Cela ne s’est pas fait sans difficulté, les freins les plus évidents étaient la remise en question souvent profonde de pratiques professionnelles séculaires et la crainte pas toujours fondée de voir l’édition dévitalisée comme l’idée qu’elle se faisait du secteur de la musique, au bénéfice justement des mêmes acteurs : Amazon, Apple et consorts.
En France en particulier, les groupes Hachette et Editis sont à la pointe sur ces questions, soutenus en outre par la représentation publique et le législateur, les groupements syndicaux et l’interprofession. Les politiques de soutien via des subventions incitatives ont permis la constitution rapide d’une offre riche et variée. L’équation n’est pas simple : les éditeurs doivent préserver leur écosystème basé sur le papier, rassurer les libraires et les imprimeurs, tout en développant de nouveaux leviers de croissance en direction du livre numérique, du livre audio, des services et de l’offre aux bibliothèques.
Ce tour d’horizon des acteurs serait incomplet si on ne le poursuivait pas avec ceux qui permettent à tout le marché de l’édition d’exister : les auteurs. Leur implication est incontournable. Les accords contractuels avec leurs éditeurs intéressent de plus en plus les autres acteurs comme Amazon. Ils sont courtisés, et s’ils résistent aujourd’hui qu’en sera-t-il demain ?
En outre, énormément d’auteurs ont décidé de se passer d’un éditeur en numérique. Ils préfèrent s’appuyer sur des services qui leur paraissent, à tort ou à raison, beaucoup mieux disant en termes de rémunération. Ils développent de fait un marché qu’on pourrait appeler alternatif ou indépendant – les auteurs américains se sont nommés eux-mêmes Indies. Ils remettent en question la nécessité d’un intermédiaire appelé éditeur, ce qui représente évidemment un péril considérable pour ce dernier. La remise en cause ne serait qu’à la marge parait-il, mais sans chiffres vérifiés et confirmés du marché, impossible d’en mesurer l’ampleur.
Enfin, parmi les acteurs, il est essentiel d’associer le lecteur-consommateur. Car c’est de sa pratique de la lecture numérique que dépend le développement de ce marché. La croissance de cette pratique semble inéluctable. Si elle est dominée aujourd’hui par le besoin et la nécessité, il n’y a aucune raison que demain cela ne s’étende pas encore davantage à la lecture de loisirs. La bonne nouvelle d’après les études sur les pratiques culturelles, par exemple celle produite tous les ans par le Centre National du Livre, annonce que les gens lisent de plus en plus, et que la part de la lecture sur écran croît elle aussi. Il reste de nombreuses inconnues à évaluer à partir de là, la première étant à notre sens la qualité de ce qui est lu. Mais c’est sans conteste un autre sujet.
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