IX La chaîne du livre

François Vallotton - 30.11.1999

9 La chaîne du livre à l’ère du numérique

Les transformations de la chaîne du livre ont d’abord touché le monde de la production.
Avec le développement de l’informatique, tout le travail éditorial et graphique a été profondément transformé tout en entraînant une diminution des coûts de fabrication et d’impression.
Le deuxième grand domaine impacté a été celui de la gestion des entreprises et de la distribution.
Dans le domaine de la librairie, la gestion des stocks et des commandes est largement automatisée alors que la vente en ligne constitue un vecteur de commercialisation qui menace de se substituer à l’écoulement en magasin :
aux États-Unis, les ventes de livres en ligne ont en effet égalé pour la première fois en 2017 la part de celles réalisées dans des points de vente physiques. [Mise à jour 26.4.2018]
Quant à l’impression à la demande de faibles tirages, voire à l’unité, elle n’a pas encore développé toutes ses potentialités mais pourrait prochainement remettre en question de manière assez fondamentale l’économie de l’imprimé en autorisant également une forme de redécouverte d’ouvrages de fonds longtemps occultés par la course effrénée à la nouveauté.
On s’attachera ici plus spécialement à l’impact de la reconfiguration de la chaîne du livre pour les auteurs dans un premier temps avant d’aborder le rôle de ces transformations dans l’avènement de nouveaux acteurs économiques.

9.1 Les potentialités pour l’auteur

En 2012, la publication en édition papier par Vintage Books d’un roman auto-édité en ligne par une parfaite inconnue, la Britannique E.L. James, devient un succès de librairie absolument retentissant.
Jouant sur le registre du sado-masochisme soft, 50 nuances de Grey contribue surtout à mettre en lumière le phénomène de l’auto-édition et sa fonction de vivier pour les éditeurs traditionnels. En 18 mois, l’ouvrage est vendu à 40 millions d’exemplaires dans le monde anglo-saxon.
Sa carrière internationale n’est pas moins impressionnante en comptant plus de 50 traductions; en France, c’est Lattès qui achète les droits des trois premiers tomes et lance le titre avec une mise en place en librairie dès le premier jour de 350'000 exemplaires.
Parallèlement, l’éditeur dépose la marque «cinquante nuances» afin de se protéger de toute imitation et de donner naissance à un nouveau genre littéraire, le «mummy porn» en américain.
La pratique de l’auto-édition a désormais largement essaimé en Europe et dans le monde francophone.
Si celle-ci est un phénomène ancien, cette dimension a pris de l’ampleur avec le numérique puisqu’elle représente 20% du volume total du dépôt légal en France en 2018 : les domaines les plus touchés sont le roman, les œuvres de poésie et les biographies.
Divers sites d’autopublication ont essaimé dans tous les espaces nationaux.
Quant à Amazon, il a lancé sa propre plateforme avec Kindle Direct Publishing : le processus de sélection et de promotion jadis assuré par l’éditeur est désormais assuré par les lecteurs sur les réseaux sociaux.
Par ailleurs, si le groupe ne révèle rien sur le volume de titres publiés et sur leurs ventes, il assure que les auteurs autoédités occupent 40% du top 100 des meilleures ventes Kindle.
70% du prix des livres est versé à l’auteur, à condition que ce prix reste compris entre 2,99 et 9,99 euros.
Dans le même temps, les éditeurs s’organisent pour récupérer les meilleurs talents. Le cas d’E.L. James, pris sous son aile par une filiale de Random House, n’est pas un cas isolé.
Nombreuses sont les maisons à scruter la liste des meilleures ventes numériques d’Amazon... Cette veille ne se fait pas uniquement pour surfer sur le succès de l’un ou l’autre ouvrage.
Il s’agit tout autant de découvrir des «pépites» littéraires qui n’apparaissent pas forcément dans les listes des meilleures ventes ou des nouvelles thématiques susceptibles de drainer l’intérêt des commentateurs.
En France, une plateforme comme Librinova, qui propose une publication et une diffusion numériques avec une évolution vers le papier pour les meilleures ventes, a conclu de très nombreux contrats avec les éditeurs les plus divers : tout auteur auto-édité qui dépasse les 1'000 ouvrages vendus peut bénéficier en outre de son service d’agence littéraire spécialisée.
En Suisse, il faut distinguer d’une part les sites payants comme Blurb.ch qui se charge, moyennant finances, de confectionner et publier des textes
et d’autre part de véritables maisons d’édition à compte d’auteur qui disposent pour leur part d’un comité de lecture. En Suisse romande, les Editions À la Carte ont été créées sur ce modèle dès 1997 avec comme ambition de diffuser des récits et ouvrages régionalistes.
Plus fondamentalement, ce nouvel écosystème de la littérature à l’ère numérique change la figure de l’auteur qui ne se repose plus désormais exclusivement sur son éditeur pour diffuser ses œuvres.
Il s’investit désormais directement dans le développement de relations privilégiées avec ses lecteurs via le développement de blogs personnels ou les réseaux sociaux.
Plusieurs d’entre eux n’hésitent pas à communiquer leur adresse email au sein même de leur ouvrage et la posture d’une Amélie Nothomb, qui conférait un soin particulier à sa correspondance avec son public, n’est plus une singularité.
Sur un autre plan, la consécration littéraire passe par des canaux renouvelés comme en témoigne l’instauration en 2014 de la première téléréalité française consacrée au livre : l’Académie Balzac.
20 écrivains, au bénéfice d’au moins un livre publié, sont enfermés dans un château afin de rédiger un roman collectif : diffusée sur le web, l’émission débouchera sur la publication d’un roman policier dont l’élaboration aura été accompagnée par un jury d’experts et les avis des internautes.

9.2 Les enjeux pour la librairie

Parmi les maillons les plus menacés de la chaîne du livre figure les librairies.
La mise en exergue de leur rôle spécifique de par un service et un conseil adaptés à tous les types de consommateurs s’est déclinée à de nombreuses reprises par le passé :
dès l’entre-deux-guerres, la librairie traditionnelle a dû compter avec la concurrence des grands magasins avant d’affronter par la suite le développement de la vente à distance (les clubs de livres notamment), les chaînes de librairie, les hypermarchés puis les surfaces culturelles comme la FNAC ou Virgin.
La pression sur la librairie indépendante s’est toutefois accentuée depuis la fin du XXe siècle avec la hausse des loyers, le développement d’une guerre des prix entre les différents acteurs de la distribution et l’évolution des pratiques de lecture.
Mais c’est surtout le développement de la vente en ligne et l’essor du marché du livre numérique avec le lancement de la liseuse Kindle en 2007 qui remettent fondamentalement en question le rôle culturel du libraire et la rentabilité économique de la librairie «brick and mortar», «briques et mortier» comme disent les Britanniques.
L’émergence de la librairie en ligne, incarnée en tout premier lieu par Amazon, développe plusieurs potentialités :
la présentation d’un assortiment non limité par la taille des surfaces de vente, des heures d’ouverture en continu, une économie de main d’œuvre.
Elle a aussi des incidences sur les mécanismes de prescription du livre : le conseil du libraire est ainsi remplacé par les commentaires de certains internautes et/ou par la suggestion automatique et personnalisée de contenus privilégiés par les mêmes acheteurs.
Les librairies en ligne introduisent par ailleurs des formes de distorsion de la concurrence de par leur activité par définition transfrontalière.
Après avoir tenté de contourner la loi française par une politique de chèques cadeaux et la gratuité des frais de port, Amazon a longtemps bénéficié du taux de TVA réduit (3%) que lui offrait sa filiale européenne basée au Luxembourg.
Les effets de cette nouvelle donne sur la librairie traditionnelle ont été variables.
C’est dans le camp des grandes surfaces que les pertes ont été initialement les plus importantes : aux Etats-Unis, la fermeture en 2011 du deuxième libraire américain, Borders, signifie la suppression de 11'000 emplois.
En Europe, les fermetures touchent aussi bien Waterstones en Grande-Bretagne, le groupe d’édition et de librairie Weltbild en Allemagne, ainsi que Virgin en France.
La librairie indépendante s’en sort un peu mieux en profitant notamment d’un mouvement de protestation citoyenne contre les pratiques douteuses, tant sur le plan social qu’en termes d’optimisation fiscale, du géant Amazon.
La défense du «buy local» se traduit également par l’ouverture de nouveaux commerces : en France, 160 nouvelles librairies sont créées entre 2007 et 2012, dans des villes ou régions souvent périphériques. [Mise à jour
Ce phénomène est observable en Suisse également.
Malgré l’échec d’une loi sur le prix réglementé du livre en 2012, le commerce de librairie a pu freiner son érosion dans un environnement particulièrement difficile en soignant un lien de proximité avec sa clientèle et en assurant une distribution très performante.
Dans cette reconfiguration fondamentale et internationale, les stratégies des libraires varient.
Pour beaucoup, il s’agit de concurrencer Amazon sur son terrain et de se lancer dans l’aventure numérique.
«Le libraire doit se transformer en geek ou il ne sera plus», tel est en quelque sorte leur credo. Pour ce faire, la librairie de demain doit être interconnectée, présente sur les réseaux sociaux tout en aménageant son architecture intérieure via la présence de bornes et d’imprimantes prêtes à répondre aux demandes, aussi immédiates que diversifiées, de la clientèle.
Outre les sites d’acteurs indépendants, il faut signaler l’émergence de plateformes regroupant des librairies ou des sites de groupements de libraires.
En 2017, le Syndicat de la librairie française annonçait le lancement du site Librairesindependantes.com qui permet, via la géolocalisation, de repérer très rapidement la disponibilité d’un ouvrage au sein d’un réseau très large.
Pour d’autres professionnels ou analystes, les réponses passent d’abord par une gestion plus rigoureuse, tout particulièrement en matière d’achats et de retours.
Outre un assortiment le plus large possible, il s’agit également de diversifier l’activité en accentuant la convivialité des boutiques par l’aménagement d’espaces lecture, de zones dédiées aux enfants ou par la présence de cafés.
La librairie s’ouvre toujours davantage à d’autres produits – des jouets, mais aussi des produits alimentaires – que l’on tente de manière plus ou moins artificielle de relier au monde de l’imprimé :
la librairie Cálamo de Saragosse vend ainsi du vin sous le signe du « mariage littéraire-vinicole ».
Enfin, on tente de recréer autour du livre un espace de sociabilité et de débats, qu’il s’agisse de proposer des lectures ou des rencontres avec les auteurs ou de développer des soirées thématiques ou des festivals littéraires.
Dans cette optique, le libraire se refuse à n’être que la chambre d’écho du marché et entend souligner davantage son rôle culturel et citoyen dans le débat public.
Une dernière option passe par des initiatives collectives.
Plusieurs démarches volontaristes ont été entreprises par les organisations professionnelles, en lien étroit avec les pouvoirs publics, afin de développer des dispositifs d’aide mais aussi des mesures sur la régulation des loyers ou le retour du scolaire en librairie.
La mise en commun d’outils d’achat groupés, l’échange d’informations ou le partage d’infrastructures techniques sont également à l’étude ou déjà mises en pratique dans divers espaces géographiques.

9.3 L’apparition de nouveaux acteurs

L’un des paradoxes de la nouvelle donne numérique veut que la tendance à la désintermédiation soit génératrice de réaménagements qui vont dans un sens inverse, soit le renforcement de nouveaux intermédiaires amenés à occuper une place croissante dans une nouvelle chaîne du livre en recomposition.
En effet, la fragmentation du marché d’une part, l’individualisation et la diversification des pratiques de consommation de l’autre, supposent des modes renouvelés de diffusion et de publicité propres à orienter le consommateur vis-à-vis d’une offre pléthorique.
Sur un autre plan, la complexification des flux commerciaux et financiers liés à des offres de plus en plus différenciées en termes de supports mais aussi d’usages (location de ebooks, lecture en streaming, téléchargement de fichiers isolés, abonnements à des bouquets de publications, etc.) exige des acteurs spécifiques disposant du know how et d’une logistique adaptée.
Parmi ces nouveaux intermédiaires, le marché est dominé par les trois «monstres» que sont Apple, Amazon et Google, tous trois extérieurs a priori au monde de la culture, et qui pèsent de manière décisive sur le développement de la nouvelle économie numérique.
Apple et Amazon, fournisseurs de titres mais aussi de supports de lecture, privilégient pour leur part des systèmes dits fermés ou propriétaires qui contraignent leur clientèle à orienter leurs achats sur les terminaux et distributeurs de leur marque respective.
Les deux entreprises se sont engagées sur sol américain dans un bras de fer pour la fixation du prix des livres numériques.
En 2013, une première bataille juridique est perdue par Apple dans sa volonté d’instaurer un contrat d'agence afin de fixer, en accord avec les éditeurs, le prix de leurs livres numériques et de mettre fin ainsi au dumping que pratiquait Amazon: la marque à la pomme est convaincue d’entente illégale et condamnée à verser des dédommagements aux acheteurs d’i-books sur i-pad.
Une deuxième passe d’armes oppose quelques mois plus tard Hachette à Amazon, ce dernier tentant d’imposer qu’aucun livre numérique ne dépasse le seuil psychologique de 9,99 dollars.
Au terme d’une vive polémique qui amènera plusieurs auteurs de renom à dénoncer les mesures de rétorsion qu’Amazon impose aux livres d’Hachette sur son site, un accord est signé en décembre 2014.
Resté secret, celui-ci semble avoir débouché sur des concessions réciproques : Hachette a obtenu que ce soit l’éditeur qui fixe les prix mais Amazon peut déployer des incitations financières pour maintenir les prix les plus bas possibles.
Dans cette discussion comme dans bien d’autres, Amazon a montré la puissance que lui confère sa position sur le marché du livre.
Aux Etats-Unis, les parts de marché de l’entreprise dans la vente du livre imprimé ne cessent d’augmenter : selon une statistique portant sur 80 à 85% du marché, 38% des ventes étaient assurées par Amazon en 2015, 42 % en 2016 et 46% en 2017.
Pour la vente du livre numérique, cette domination atteint 83% du marché. Précisons toutefois que le marché français résiste assez fortement : Amazon ne détient en effet en 2017 «que» 12 à 15% des ventes du livre papier (soit moins que la FNAC) alors que le livre numérique reste résiduel, ne dépassant pas 3,5% de parts de marché.
Outre le livre, la plateforme accueille des marchandises de toutes sortes tout en investissant sans cesse dans de nouveaux entrepôts afin de se rapprocher toujours plus de la clientèle.
Même si cet empire est souvent attaqué pour l’opacité de sa gestion ou les conditions de travail imposées à ses employés, il ne manque aucune opportunité pour élargir encore sa position dominante.
En Suisse, le groupe a ainsi annoncé l’ouverture d’un site Amazon.ch qui, via un accord logistique avec la Poste suisse, lui permettrait de livrer ses produits dans un temps record et cela aux prix européens. Pour le livre, cela signifierait une livraison potentielle en 24 heures, et cela sans surcoût lié à la diffusion-distribution locale. [Cet accord ne s'est pas concrétisé.]
Quant à Google, il a opté pour un autre modèle économique en lançant dès 2004 un projet de bibliothèque en ligne basé sur la numérisation systématique des collections, patrimoniales mais aussi contemporaines, de bibliothèques américaines et européennes.
La prise en compte de nombreux ouvrages encore sous droits et le parti pris clairement commercial de la firme de Mountain View ont provoqué la réaction des ayant-droits et le redimensionnement du projet Google Print Google :
pour les livres encore sous droit, le géant américain ne propose que des extraits par feuilletage tout en encourageant l’achat en redirigeant l’internaute vers des librairies en ligne.
En 2013, et alors que près de 20 millions de livres ont été numérisés, le juge américain Denny Chin va rejeter un recours de différents auteurs en invoquant la notion de fair use, ou d’usage équitable, au regard de la législation sur la propriété intellectuelle :
le juge a estimé en effet que Google en respectait sinon la lettre du moins l’esprit en promouvant les progrès de la science et des arts. La consultation de textes tronqués ne pouvait par ailleurs passer à ses yeux comme un préjudice économique avéré.
Les raisons de l’obstination de Google à conduire ce programme ne relève pourtant ni de l’humanisme ni de la philanthropie.
Comme l’ont montré plusieurs commentateurs, ce gisement littéraire multilingue permet la mise au point d’algorithmes de navigation et de traduction particulièrement sophistiqués permettant notamment d’améliorer la qualité de leur moteur de recherche.
Par ailleurs, Google ne cesse d’élargir ses domaines d’intervention : après le rachat de YouTube en 2006, des outils comme Google Maps, Google Earth, Google Documents, la messagerie Gmail ou le navigateur Google Chrome ne cessent d’élargir les capacités prescriptives d’un groupe qui capitalise sur les données personnelles de ses utilisateurs.
Si ces trois grands, auxquels il faudrait ajouter Facebook, sont encore à même d’étendre leur influence, on assiste selon certains à un déplacement de la relation qui fut longtemps privilégiée entre éditeur et diffuseur à celle qui privilégie toujours davantage le rapport direct de l’éditeur avec ses lecteurs.
Lors de la conférence d'ouverture de la Foire internationale du livre de Francfort en octobre 2017, Markus Dohle, P-DG de Penguin Random House évoquait le caractère assez paradoxal du marché du livre contemporain :
d’un côté, une assez grande stabilité d’un modèle économique traditionnel reposant très majoritairement sur le livre imprimé,
de l’autre de très grandes transformations en cours et à venir dans les stratégies de promotion et de marketing. La question de la présence des livres sur le web devient un enjeu essentiel.
Parallèlement, certains éditeurs – pour l’instant dans des domaines assez spécifiques comme le manga – recourent à des «influenceurs» sur les réseaux sociaux afin de promouvoir certains ouvrages par le biais de vidéos sponsorisées.
En mai 2018, Livres-Hebdo évoquait la création au sein d’Instagram du réseau social «#bookstagram» : celui-ci permet à des professionnels comme à des amateurs de mettre en scène les nouveautés du moment.
Enfin, il faut mentionner la démultiplication des stratégies de déclinaison multimédia, via les adaptations cinématographiques et les séries télévisuelles, qui renforcent les synergies entre le milieu du livre et ceux de l’audiovisuel.
Après les succès qu’ont représentés à cet égard Harry Potter ou encore Hunger Games, c’est aujourd’hui l’ouvrage de Margaret Atwood, La Servante écarlate, qui fait l’actualité depuis son adaptation télévisuelle et sa diffusion sur la plateforme de streaming Hulu.
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