III L’édition numérique : Enjeux économiques

Françoise Benhamou - 15.04.2020

3.1 Des coûts qui disparaissent et d’autres qui apparaissent

Françoise Benhamou

Un grand éditeur parisien m’avoua un jour qu’il était fort dommage de vendre aussi peu de livres numériques alors qu’ils étaient si rentables. Cette remarque me parut étrange car la plupart des éditeurs se sont montrés plutôt méfiants quant à la place que pourrait prendre le numérique dans la chaîne de valeur qui va de l’écrivain jusqu’à l’acheteur ou jusqu’au lecteur. Mais on peut le comprendre en analysant l’évolution des coûts lorsque l’on passe du papier au numérique.
Partons du cas du livre papier. Sur ce graphique, on aperçoit la décomposition moyenne du prix d’un livre hors taxe.
La fourchette des pourcentages est déjà très large pour le papier. 7 à 12% pour l’auteur, 14 à 16% pour l’éditeur, 12 à 20% pour le fabricant, 11 à 13% pour le distributeur, 6 à 12% pour le diffuseur et 33 à 40% pour le détaillant. Pour le livre numérique, on ne peut établir un « camembert » équivalent, tant les coûts varient en fonction des segments de marché, des formats, des modes de commercialisation, etc. En revanche, on peut identifier les facteurs qui conduisent certains coûts à demeurer inchangés ou même à disparaître, tandis que d’autres coûts évoluent ou apparaissent.
Commençons par les coûts qui demeurent inchangés. Ce sont avant tout les coûts éditoriaux. En effet, qu’il s’agisse de numérique ou de papier, il faut choisir des manuscrits, accompagner des auteurs, en suivre le travail à travers toute une série d’opérations : relecture, correction, service de presse, vente de droits audiovisuels, vente de droits étrangers, service juridique le cas échéant. Quant aux frais de structure de l’éditeur (loyer, installation, matériel, électricité, téléphone, etc.), ils demeurent grosso modo les mêmes.
En revanche, quatre catégories de coûts sont fortement réduites ou disparaissent : la fabrication, la distribution, la diffusion (visite des représentants aux libraires), et la vente au détail. On conçoit aisément que l’absence d’impression papier, de distribution physique (livraison des exemplaires dans un dépôt, transport – y compris le retour des invendus, pilon), des coûts de stockage physique, permette de solides économies.
Voyons maintenant les coûts qui apparaissent. Ce sont des coûts qui ne figuraient pas dans la décomposition du coût d’un livre papier ? Pour un éditeur qui a amorti ses frais de structure sur les livres papier, le coût passage au format numérique, du moins dans le cas d’un livre homothétique, n’est guère élevé. S’il se contente de la mise en ligne du fichier PDF de la version imprimée, il ne subit aucun coût supplémentaire.
Mais il doit s’assurer de l’adaptation du format à tous les supports de lecture numérique (tablettes, liseuses, smartphones, consoles de jeu, etc.). Cela peut être effectué en interne ou transiter par un prestataire extérieur. Le format ePub, qui présente nombre d’avantages, notamment son ouverture, sa compatibilité et sa stabilité, est dominant mais pas généralisé.
D’autres coûts évoluent enfin, qui correspondent à la transformation profonde de certaines fonctions. Ce sont les coûts de promotion, de distribution et de commercialisation numériques.
La promotion se modifie avec les réseaux sociaux, l’apparition de nouveaux prescripteurs, les recommandations des sites d’e-commerce, etc. Elle met en œuvre de nouveaux savoir-faire, que l’éditeur doit développer en interne.
La distribution numérique requiert un e-stockage et entraîne des coûts de maintenance ; la plateforme doit organiser, cataloguer, commercialiser l’offre. La création et la mise à jour de métadonnées de qualité sont enfin un enjeu crucial. Celles-ci sont indispensables à la gestion de l’assortiment du libraire physique ou numérique, à la facturation, au conseil à destination de l’acheteur, etc.
L’éditeur peut commercialiser le livre directement ou bien passer par des e-libraires ; il devra négocier avec les grandes plateformes comme Amazon qui tendent à imposer des conditions drastiques, comme en avait témoigné le bras de fer qui avait opposé durant de longs mois, d’avril à novembre 2014, le géant du e-commerce et la filiale américaine d’Hachette, HBG (Hachette Book Group) à propos des conditions de vente des livres numériques de l'éditeur français sur le site américain de vente en ligne.
Il faut aussi s’assurer de la meilleure protection contre le piratage, via des DRM ou d’autres technologies comme le watermarking, utilisé principalement par les plus petites maisons d’édition.
Le watermarking, ou tatouage numérique, est un outil à caractère dissuasif. C’est un système de marquage qui modifie la copie et qui permet de remonter jusqu’au pirate et de le poursuivre.

Mutation du livre et évolution des coûts de création

Et les auteurs ? Comment se situent-ils dans ce paysage ? Le travail des auteurs ne saurait être considéré comme un coût, mais plutôt comme la matière première de la production éditoriale. On se contentera donc, à ce stade, de deux remarques essentielles.
Premièrement, les auteurs peuvent vouloir tirer parti des possibilités offertes par la technologie en enrichissant le texte par l’ajout d’images fixes ou animées, de musique, ou à travers l’introduction d’hyperliens, qui permettent par exemple d’accéder à des images d’archives, de visionner des conférences, etc. Le coût d’un livre enrichi peut être très élevé, dans le cas notamment de livres d’art ou d’histoire, et l’amortissement des sommes investies dépend de la capacité du détaillant à convaincre l’acheteur de payer un prix éventuellement supérieur à celui d’un simple livre papier.
Deuxièmement, face à la réduction de l’assiette de leur rémunération – du fait du différentiel de prix entre le livre papier et le livre numérique, les auteurs peuvent revendiquer un taux de droits d’auteur plus élevé. C’est là un des enjeux du nouveau contrat d’auteur à l’ère numérique.

3.2 La variété des modèles économiques

On ne peut qu’être frappé par la variété des modèles économiques associés à la consommation de biens et de services immatériels, et tout particulièrement des contenus culturels (musique, livres, jeux vidéo) ou des médias en ligne. C’est dans le secteur de la musique enregistrée, précocement et fortement bouleversé par la dématérialisation de la consommation, que des formules innovantes ont pu être expérimentées, avec des réponses qui se sont progressivement construites au fil de l’évolution des pratiques effectives. Parmi les questions posées, il est possible d’en évoquer deux :
- Faut-il envisager un acte d’achat unitaire, avec un prix par titre calculé sur la base de la division du prix d’un album par le nombre de titres figurant dans cet album ? C’est une question analogue à celle qui se pose lors de la vente d’un livre par chapitres.
- Quelles sont les conséquences du glissement de l’abonnement (à une collection par exemple) vers le streaming (accès illimité à une offre de titres, sans téléchargement), et faut-il résister à celui-ci, alors même qu’il semble répondre aux caractéristiques de la consommation dans l’univers numérique et constituer un outil de la lutte contre le piratage ?
Dans le cas du livre, nous n’évoquerons pas le prix, mais plutôt les modalités d’achat. Celles-ci vont de l’achat à l’unité, au plus près de ce qui existe dans l’univers papier, jusqu’à des formules typiques des nouvelles formes d’accès, tel le streaming.

Un nouveau paradigme

Deux remarques préliminaires s’imposent.
Première remarque. L’acte d’achat ne duplique pas le modèle du livre papier ; le numérique prolonge ce modèle et rompt avec lui. Bien entendu, pour l’achat à l’unité, la référence demeure le livre papier, et le différentiel de prix entre papier et numérique détermine pour une large part le développement du marché. Mais le numérique permet de dépasser le principe associant un livre et un prix, à travers l’émergence et le développement de formules alternatives.
Deuxième remarque. Passant du monde physique au monde virtuel, l’acheteur renonce à la propriété d’un bien pour entrer dans une économie de service. En passant ainsi de l’achat d’un bien à celui d’un service, l’internaute fournit des données personnelles que le site visité peut monétiser. Le numérique peut donc conduire à des modèles de financement disruptifs par rapport à ce qui existe dans l’univers de l’édition traditionnelle. On pense au financement par la publicité, analogue à ce qui existe en d’autres domaines (presse, musique).

Une pluralité de modèles

Nombre de formules sont donc possibles ; certaines relèvent de l’expérimentation (lorsqu’il est demandé à l’internaute, par exemple, d’acquitter la somme qu’il souhaite), tandis que d’autres s’installent dans le paysage éditorial. Quelles sont donc ces formules ?
- La lecture simple, le pay per view, en quelque sorte
- L’achat simple qui peut consister en une offre multi formats avec téléchargement
- Ou à l’inverse, une offre limitée (« verrouillée) au format de l’appareil comme sur le Kindle
- L’acquisition d’extraits ou de chapitres. Celle-ci prend tout son sens pour des guides de voyage ou même des essais et documents. Ces achats sur mesure posent toutefois maintes questions sur le statut de l’auteur et sur la perte de signification d’un texte lorsqu’il est découpé et vendu « par appartements »
- L’achat d’un nombre limité de téléchargements (via une licence)
- L'achat de « bundles » : les versions papier, numérique et audio proposées pour un prix global. Deux questions se posent toutefois : s’agit-il du même bien, auquel cas cette extension se justifie, et comment fixer un juste prix du bundle qui ne conduise pas à déprécier l’un ou l’autre des formats ?
- L’abonnement à des catalogues, à des collections ou selon des thématiques et le streaming (abonnement illimité).
L’abonnement n’entre que lentement dans les mœurs. Quant au streaming, qui emporte un formidable succès dans le secteur musical et celui de la vidéo, il combine les « attendus » de la consommation sur Internet (l’accès à la surabondance, la rupture avec l’achat à l’unité) et prend acte du renoncement à la propriété. Scribd, par exemple, qui se présente comme le Netflix du livre, propose en accès illimité des livres, livres audio, documents pour 8,99 $ par mois.

Le streaming : entre mythe et réalité

Le streaming renvoie à plusieurs interrogations :
- L’intérêt d’un éditeur à confier son catalogue - La compatibilité de ce mode de consommation avec les régulations du prix et plus généralement avec les modèles économiques de l’édition (sur ce point un avis du Médiateur du livre, en France, a conduit à une stricte délimitation du streaming dans le cas du livre). Les revendeurs sont tenus de respecter 3 points spécifiques. A savoir la fixation du prix par l’éditeur, l’affichage du prix du livre et le principe de mutualisation des crédits entre abonnés.
D’autres interrogations sont à relever :
- La rémunération in fine des auteurs
- Le modèle économique de ces nouveaux usages. En effet, il faut une offre étendue pour justifier le prix de l’abonnement et un grand nombre d’usagers générant un trafic significatif pour que cette offre soit rentable. Ce sont les gros lecteurs (20 livres par an) qui parviennent à amortir le coût de leur abonnement. Mais plus un utilisateur lit de livres (en tout ou en partie), plus les versements de droits, pour la plateforme, sont importants. Ils peuvent même dépasser le prix de l'abonnement. Paradoxalement, ce sont donc les petits lecteurs qui permettent de rentabiliser le service ; mais il est difficile de les convaincre de s’abonner, et plus encore de les fidéliser.

De l'hétérogénéité des acheteurs à la variété des prix et des tarifs

Comment prendre acte de l’hétérogénéité des préférences des abonnés et de la variété des consentements à payer ? C’est à dire de l’étendue des prix que les abonnés sont prêt à accepter de payer pour le service. Lorsque les acheteurs ont des profils variés, l’économiste préconise l’introduction d’un mécanisme de différenciation de la qualité offerte avec des versions dégradées ou partielles, parfois truffées de messages publicitaires, pour celui qui souhaite ne rien débourser, et des versions de qualité pour celui qui est prêt à payer. C’est la logique du versioning bien connue dans le secteur musical, qui se traduit éventuellement par la gratuité du service de base et l’accès payant aux services premium.
Sans doute s’éloigne-t-on des pratiques dominantes de l’univers du livre, mais on aperçoit que le champ des possibles est vaste, et que l’avenir de ces différents modèles relève au bout du compte de l’évolution plus générale des pratiques de lecture et des pratiques commerciales dans l’univers numérique.

3.3 Auto-édition, impression à la demande. Des transformations marginales ou cruciales?

Commençons par un paradoxe apparent. C’est peut-être aux marges de l’édition de livres numériques que le numérique donne sa pleine mesure. On peut l’illustrer à travers la montée de l’auto-édition d’une part, et le développement des pratiques d’impression à la demande d’autre part.

L’essor impressionnant de l’auto-édition

Après des années de forte croissance, tout particulièrement aux Etats-Unis, le développement du marché du livre numérique marque un palier en 2015. Il est difficile d’interpréter cette tendance du marché.
La baisse peut procéder d’un moindre intérêt pour la lecture sur écran. Elle peut tenir à l’évolution des prix des livres numériques (qui ont fortement augmenté en 2014-2015), sachant que la sensibilité de la demande au prix est élevée.
Mais joue aussi la faiblesse de la prise en compte, dans les chiffres de vente publiés par l’Association of American Publishers (AAP), de la consommation de livres auto-édités : seuls les livres ayant un ISBN sont comptabilisés, or 30 % des e-books achetés aux États-Unis n’auraient pas reçu d’ISBN en 2014.
Une part de l’appétit pour le numérique va vers ces produits qui ne sont pas proposés par le marché traditionnel, vers ce continent mal connu de l’auto-édition, où la faible qualité voisine avec de rares pépites. C’est la part « ubérisée » de la production de livres, qui se traduit par des prix cassés et de la désintermédiation.
Tandis que l’éditeur sollicite des auteurs, trie des projets, sélectionne des manuscrits, publie, finance, promeut, et fait entrer le livre dans la masse des autres titres par une politique de collection, l’auteur qui s’autoédite achète les services d’une plateforme d’autoédition et délègue la fonction de choix à la foule des internautes.
Si l’auto-édition n’a pas attendu le numérique pour exister, celui-ci simplifie les démarches de l’auteur qui entend y avoir recours. Le phénomène est loin d’être négligeable. Aux Etats-Unis, sur les 9 derniers mois de 2017, les auteurs auto-édités ont réalisé 26,3% des ventes de livres numériques en nombre d’exemplaires, selon le rapport publié par le site author earnings et cité dans livre hebdo de mars 2018. En 2018, on comptait environ 1'009’000 titres disponibles autoédités en format papier ou numérique selon le booker Books In Print database (sachant, comme on l’a mentionné, que nombre de titres n’ont pas d’ISBN – Amazon Kindle Direct Publishing ne l’exige pas), On évalue à 55 000 titres français le nombre de titres autoédités disponibles dans le Kindle Store en 2016 d’après Ina Global. En France enfin, selon la bibliothèque nationale de France, l’auto-édition et l’édition à compte d’auteur ont représenté près de 11'500 entrées au titre du dépôt légal en 2015 soit 15% des entrées contre 4'000 titres et 6% de nouveautés éditoriales dix années plus tôt.
Il n’est donc pas surprenant d’observer que les plateformes offrant des services d’auto-édition se sont multipliées (parmi celles-ci : certaines sont adossées à des géants comme Google Play, Tolino Publishing, iBooks Author –Apple-, Amazon - KDP, et d’autres sont indépendantes, telles Edilivre, Publishroom ou encore Librinova).
Différents types d’autoédition se côtoient. On trouve :
– Des auteurs amateurs sans avenir littéraire, écrivant pour des cercles restreint
– Quelques auteurs à forte notoriété
– De bons textes ou de bons auteurs qui n’ont pas réussi à trouver un éditeur, dont certains s’adressent à des marchés de niche, dont les tirages étroits rebutent l’éditeur traditionnel, écrivant pour des communautés de lecteurs qui partagent les mêmes centres d’intérêt.
Dans tous les cas, la décision de publier appartient à l’auteur qui assure la promotion de son livre et récupère environ 70% du prix public hors taxe, les 30% restants allant à la plateforme.
L’auto-édition ne constitue pas pour autant une menace pour les éditeurs ; les plateformes de livres autoédités sont un vivier où les éditeurs, sans renoncer à des formes plus traditionnelles de réception et de tri des manuscrits, peuvent chercher de nouveaux auteurs ou des propositions éditoriales innovantes. Une part du travail de sélection est transférée à la communauté des internautes. L’auto-édition devient alors une des étapes possibles de l’entrée sur le marché.

La technologie disruptive, de l’impression à la demande

Nombre de livres auto-édités sont imprimés à la demande. Mais l’impression à la demande va bien au-delà d’un service aux auteurs.
L’impression à la demande permet de faire revivre des titres épuisés, de procéder à de petits tirages, de répondre à des hausses inopinées de la demande, de réduire ou éliminer l’importance des stocks et la part des retours ainsi que les coûts afférents. Les éditeurs ne s’y sont pas trompés et ont investi dans cette technologie.
Un exemple : Copernics est le système d'impression lancé par Interforum, la filiale diffusion-distribution d'Editis, en partenariat avec la société américaine EPAC. Sont imprimés à la demande des ouvrages édités par les maisons du groupe (Plon, La Découverte, XO, Robert Laffont, etc.) ainsi que par une cinquantaine d’autres maisons (Hugo & Compagnie, Michel Lafon, etc.).
De même Hachette a installé un système d'impression à la demande et d'expédition dans ses entrepôts de Maurepas, en partenariat avec Lightning Source, filiale du distributeur américain Ingram. Les filiales de distribution de Madrigall (le holding de Gallimard), Sodis et UD, disposent d’un service d'impression à la demande (Thémis) pour de courts tirages de livres non illustrés. D’autres maisons passent par des opérateurs, tel Eyrolles, avec Book on Demand (basé à Hambourg). Bien entendu, ces prestations sont également accessibles aux éditeurs suisses qui ont eux aussi pu marquer leur intérêt pour cette technologie.
Quant à l’impression unitaire à la demande, elle permet, en librairie et en quelques minutes seulement, de répondre aux demandes les plus pointues des acheteurs. Une simple commande déclenche la fabrication qui s’effectue avec une qualité identique à celle de l’impression offset. Tout dépend alors de la mise à disposition des fichiers des titres de leurs catalogues par les éditeurs.
A Paris, les Presses universitaires de France (PUF), filiale de Humensis, ont ouvert une librairie qui imprime à la demande les ouvrages du fonds comme les plus récents, grâce à une Espresso Book Machine (d’un coût d’environ 68.000 €) : un catalogue composé des 5.000 titres des PUF (dont 400 « Que sais-je ? »), et de quelque 3 millions de titres du domaine public, est proposé au client. Les prix sont les mêmes que ceux des livres livrés par les distributeurs. La société Orsery propose l’implantation d’une machine analogue ; le libraire la loue pour 250 euros par mois (et une caution de 15.000 euros).
On peut imaginer le libraire composant sa table de présentation sur un thème d’actualité en mêlant titres nouveaux et titres du fonds proposés à la demande. Tel un rêve de vie perpétuelle pour tous les livres publiés... On a là tout à la fois un nouveau modèle économique et une promesse de développer ce qu’on appelle la longue traîne (les livres à petit tirage, faiblement lus et achetés) sans passer nécessairement par les possibilités offertes par les plateformes de commerce électronique.

3.4 Les enjeux économiques du contrat d’édition

Quels sont les paramètres qui entrent dans le contrat d’auteur ? Le taux, l’étendue de la session, du point de vue de sa durée, des territoires concernés, des types de droits cédés, droits principaux, droits seconds et dérivés, droits de reproductions et d’adaptations graphiques, droits de traductions, droits de représentation et communication et un certain nombre d’éléments ayant trait aux exploitations futures de l’œuvre ou à la durabilité de la relation entre l’auteur et son éditeur. Chacun de ces éléments contribue à la construction d’une relation de confiance et s’inscrit dans un modèle économique.

Un engagement réciproque

Un contrat, quelle qu’en soit la nature, est un engagement réciproque. Il recèle implicitement une règle de partage du risque : l’auteur met le devenir de son œuvre entre les mains d’un éditeur, qui s’engage à en assurer une exploitation permanente et suivie, ainsi que la promotion et la commercialisation. Le non-respect de cette obligation peut conduire l’auteur à récupérer ses droits sur l’œuvre. Pour l’économiste, le contrat doit permettre de dépasser d’éventuelles asymétries d’information (grâce notamment à la reddition de comptes et à la transparence des décisions).
Au travers de ses paramètres (avance, taux), le contrat constitue un signal de la valeur de l’auteur sur le marché. Le contrat peut enfin inclure un droit de regard sur les œuvres futures de l’auteur. L’éditeur qui prend par exemple le risque de publier un jeune auteur s’assure de pouvoir bénéficier d’un droit de publication des œuvres qui suivront.
L’auteur reçoit – mais ce n’est pas toujours le cas – un à-valoir, c’est à dire une avance sur les droits d’auteur que généreront les ventes du livre. Le montant de l’à-valoir, fixé par l’éditeur en fonction des ventes escomptées, est définitivement encaissé par l’auteur. L’auteur ne touche alors des droits qu’à partir du moment où le total des droits liés aux ventes effectives est plus élevé que le montant de l’avance déjà encaissée.
Quant au taux, qui dépend de la politique de l’éditeur, du format (grand format ou poche) et de la notoriété de l’auteur, il peut être fixe, ou bien varier suivant le nombre d’exemplaires vendus. Schématiquement, l’économiste considère qu’un écrivain avers au risque préfère une avance élevée et un taux plus bas, tandis qu’un écrivain preneur de risque préférera l’inverse.
Que change le numérique ? D’une certaine façon, les fondamentaux du contrat ne changent pas avec le numérique : partage du risque, engagement, mode de rémunération semblent les mêmes. Toutefois, la présidente de la Société des gens de lettres (SGDL), Marie Sellier, qualifia un jour le contrat d’édition « d’organisme vivant, qui doit évoluer à travers un dialogue permanent » (citée par Hervé Hugueny, Livres Hebdo, 11.03.2016). On ne saurait mieux dire, car le changement de format, celui du prix, comme la variété des modèles économiques, déstabilisent les perspectives de rémunération. C’est pourquoi il est souhaitable que le contrat prévoie une clause de réexamen destinée à en revoir les conditions lorsque les modèles de diffusion numérique se transforment drastiquement.
En France, lorsque le contrat d'édition a pour objet l'édition d'un livre à la fois sous une forme imprimée et sous une forme numérique, les conditions relatives à la cession des droits d'exploitation sous une forme numérique sont déterminées dans une partie distincte du contrat (Article L132-17-1 du Code de la Propriété intellectuelle). A travers le choix d’un contrat unique, c’est une logique d’exploitation globale, qui allie la forme imprimée et la forme numérique, qui est reconnue.
Mais en même temps le contrat doit permettre de répondre à la variété des formes de ventes du livre en prenant acte du fait que les droits imprimés et les droits numériques sont distincts. D’où le fait qu’une partie distincte soit consacrée au numérique. En Suisse, une telle obligation n’a pas cours mais le principe peut en être adopté en dehors d’une obligation légale.
Avec le numérique, le principe de rémunération proportionnelle demeure. Mais l’assiette à laquelle s’applique le taux change. En effet, parce que le prix du livre numérique est plus faible que celui du livre papier, le taux doit être plus élevé si l’on veut que l’auteur ne soit pas lésé.
Supposons qu’un livre papier soit vendu 18 € HT, et que le taux soit de 10%. Si 300 exemplaires sont vendus, l’auteur touche 1,80*300 = 540 euros. Toutes choses égales par ailleurs, pour le numérique, si on envisage raisonnablement une décote de 30% sur le prix de l’exemplaire papier, le prix HT passe à 12,60 euros ; pour que l’auteur reçoive la même somme pour une vente de 300 exemplaires, il faudrait que le taux passe à un peu plus de 14%.

Vers de nouveaux modèles ?

D’autres cas doivent être envisagés. Lorsque le livre est gratuit et que les revenus qu’il engendre sont basés sur des recettes publicitaires, une rémunération doit être prévue au prorata des recettes en question.
De même, pour les nouvelles formes d’accès comme les abonnements, la rémunération est fonction des consultations et des téléchargements de l’œuvre. On sait que dans le champ musical où le streaming s’impose comme une forme de plus en plus dominante de consommation des œuvres, les revenus qui reviennent aux auteurs sont dérisoires. C’est là une question qui mérite une attention étroite si le streaming vient à se développer du côté du livre.
Nombre d’études ont pu montrer de part et d’autre de l’Atlantique que les revenus des auteurs de livres tendent à se tasser ; une des explications tient à la baisse des tirages moyens. On peut craindre que le numérique accentue cette dégradation.
Dans le secteur musical, la question a été pour partie réglée grâce à des contrats dits à 360 degrés qui couvrent les droits traditionnels ainsi que les recettes des spectacles, des tournées et du merchandising.
On pourrait imaginer des éditeurs signant avec des auteurs pour non seulement l’édition de leurs œuvres, mais aussi pour des conférences, des lectures et d’autres prestations d’écriture. Cela signifierait une diversification des métiers d’auteur et d’éditeur, qui peut prendre sens sur certains segments du marché du livre.
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