II L’édition et le numérique : penser une stratégie

Sébastien Célimon - 14.04.2020

2.1 Développer une offre numérique : politiques et stratégies éditoriales

Sébastien Célimon

Corriger d’emblée les présupposés

C’est la mission d’un éditeur d’exploiter une œuvre qui lui a été confiée par un auteur dans toutes les dimensions possibles, à partir du moment où il dispose contractuellement des droits afférents.
Un éditeur se doit de considérer l’exploitation en numérique de ses titres avec le même sérieux et la même rigueur qu’il applique à ses éditions papier. Cela pourrait paraître un lieu commun de l’affirmer, cependant la perception qu’un livre numérique n’est pas vraiment un livre reste très vivace dans le monde de l’édition.
Pour le vérifier, il suffit d’écouter ses collègues parler de leur rapport au numérique, exposer leur vision des marchés et constater que bien souvent – tropisme prévisible mais qu’il conviendrait de corriger – la réflexion sur le numérique se fait à partir du papier.

Arriver après la guerre

S’il y a encore six-sept ans se lancer dans l’édition numérique vous faisait passer pour un pionnier, ce n’est plus vrai désormais tant l’écosystème et par extension le marché du livre numérique s’est construit et consolidé. Il n’y a plus guère de segment éditorial qui n’ait sauté le pas ou au moins tenté de rendre disponible quelques œuvres en numérique, à titre de test.
Des tentatives ont fait long feu, des expérimentations n’ont pas été suivies de fait (par exemple «l’homme volcan», ouvrage éthéré, ou la tentative d’un magazine Spirou numérique, entre mille) et beaucoup de pistes ont été abandonnées. Mais, pertinentes ou non, toutes ces expériences ont contribué à acquérir puis à partager du savoir-faire.
Dans la création d’un catalogue numérique, on distingue deux cas de figure. Soit un ouvrage numérique est calqué sur son équivalent papier, soit il est natif.
Le travail à produire pour chacun de ces deux cas est totalement différent : une sortie conjointe papier-numérique s’inscrit dans une mutualisation des ressources pour un éditeur à tous les niveaux.
Les coûts induits sont donc très différents. Quand toute la charge des investissements initiaux, avances sur droits, conception, élaboration de l’argumentaire, traitement logistique, repose sur l’exploitation papier, la version numérique est considérée comme une exploitation tiers. L’éditeur ne mise pas dessus pour couvrir l’essentiel de la charge.
Un titre 100% numérique à l’inverse doit, à juste titre, tout supporter et demande une réflexion approfondie en amont pour optimiser l’enjeu économique.
Ceci étant posé, penchons-nous sur ce qui motive à exploiter un catalogue numérique.

Observer le marché et la concurrence

En premier lieu, développer et exploiter un catalogue d’ouvrages numériques s’inscrit dans un environnement où d’ores et déjà l’essentiel des types de livres est représenté. Fiction, non-fiction, essai, bande-dessinée, littérature jeunesse, guides, ouvrages professionnels et spécialisés…
Par exemple si on est éditeur de polars papier, on va de fait chercher quels concurrents sont présents en numérique et on va les étudier : comment se positionnent-ils ? On observera les couvertures : sont-elles rigoureusement identiques à leur édition papier ? Si non, qu’est-ce qui les distingue ? S’il y a des différences, à quoi répondent-elles ? Est-ce qu’on mesure bien ce que cela veut dire de lire un ouvrage sur un écran ?
On liste les questions et on tente d’y répondre, sous l’éclairage notamment des retours des utilisateurs. Qu’est-ce qu’on souhaite procurer au lecteur en lui proposant mes propres titres ? Est-ce que cela correspond à ce que je veux faire de ma maison d’édition ? Est-ce que cela correspond à ce qu’attendent mes auteurs ? Qu’est-ce que cela demande en ressources, en charge complémentaire de travail et de coûts additionnels ?
De l’étude de la concurrence peuvent se dresser des constats : positionnements des prix, éventuel travail de remaquettage et de repackaging des titres, chronologie de parution… Par extension, cela incite à décortiquer les mécanismes des pratiques d’achat et des pratiques culturelles à l’œuvre.
Pour aller plus vite, se tourner vers les équipes spécialisées auprès des structures représentatives de l’édition est une bonne idée. Le numérique est au programme de beaucoup d’universités et d’organismes dédiés à la formation continue, c’est-à-dire les formations reçues au long du parcours professionnel.
L’interprofession organise régulièrement séminaires, colloques, rencontres et émet tout aussi régulièrement des études de marché qu’il est indispensable de corréler aux études sur les pratiques culturelles et sur l’évolution effective ou à venir des terminaux numériques, comme par exemple les Assises du numérique, rendez-vous annuel des professionnels de l’édition numérique.
A cela s’ajoute un éventail de formations continues de plus en plus spécialisées. En termes d’accompagnement, difficile de ne pas trouver chaussure à son pied.

Planifier son catalogue avec soin

Une fois paré, on peut s’atteler à déterminer quels titres sortir en numérique. Il faut savoir à ce stade qu’à moins d’investir dans une communication en ligne spécifique, il n’y a aujourd’hui aucun relai possible dans les médias pour les sorties en numérique d’un ouvrage.
Il est donc conseillé au lancement de sa collection numérique d’alterner titres du fond à succès et titres nouveaux, de la même manière que l’on doit amorcer une pompe doucement mais sûrement afin de générer une aspiration. Retenez cette image : en numérique, il est essentiel d’informer ses lecteurs qu’on est là et savoir que l’on a le temps devant soi.
Par exemple, inutile à une série de la proposer tout d’un coup, mais au contraire il faut savoir alimenter progressivement les plateformes afin que leurs commerciaux soient sensibilisés à son catalogue. Il faut le familiariser avec un catalogue de la même manière que les commerciaux renseignent un nouveau libraire, ni plus ni moins.

Entraîner ses équipes éditoriales avec douceur

Lancer un catalogue numérique représente une charge, laquelle n’est pas qu’une question de coûts, mais surtout de ressources. Réussir à développer et à faire fructifier un catalogue numérique passe par la capacité des collaborateurs à intégrer avec le moins de heurts possibles les charges complémentaires de travail.
Une bonne part des critiques envers le numérique dans les maisons d’édition découlait de la crainte de collaborateurs d’être surchargés et de ne pas pouvoir remplir leurs missions et objectifs. Croire que numérique signifie automatique est une grossière erreur : il faut toujours des humains pour générer un ISBN, pour s’assurer de la conformité des fichiers et des données, pour intégrer les nouvelles références dans les flux existants de contenus.
Cela entre pleinement dans la stratégie de savoir anticiper et accompagner ses collaborateurs pour atteindre les objectifs fixés, quitte à les revoir à échéance régulière pour s’assurer du bon fonctionnement des processus.

Bien s’appuyer sur son distributeur et son diffuseur

Pour beaucoup d’éditeurs le salut est venu de leurs diffuseurs et de leurs distributeurs, intégrés ou externalisés. Les premiers promeuvent les titres tandis que les seconds les acheminent. Ils constituent une véritable courroie de transmission entre le producteur et le vendeur.
Ce dernier peut être un site internet, une application tiers ou une application propriétaire, comme Apple Books par exemple. Diffuseur et distributeur ont l’avantage d’être à l’intersection des canaux : gestion des flux de données et de contenus provenant de l’éditeur et gestion comptable des vendeurs. Ils supervisent donc la bonne circulation des différents éléments au niveau technique, commercial et comptable.
Le plus souvent ce sont eux qui ont également la charge de collecter les relevés de vente pour lesquels les éditeurs produisent ensuite des factures. S’appuyer sur le service distribution favorise une dynamique positive : il priorise la dimension économique indispensable à son activité.
Si la mission lui est clairement exprimée, il peut également faire office de vigie sur le respect des délais et la qualité des fichiers et des données. Ce n’est que dans l’écoute réciproque et l’expérience que se développera sereinement l’exploitation de son catalogue numérique.

S’accorder le droit à l’erreur et à l’expérimentation

Manquer un lancement numérique porte infiniment moins à conséquence lorsqu’il s’agit d’un livre papier : pas de stock qui reste sur les bras, pas de logistique ruineuse sur les retours, pas de stress pour les négociations sur les achats de papier…
Un seul fichier numérique édité peut être dupliqué et acheté des milliers de fois sans craindre une altération, sauf si le format de diffusion venait à devenir obsolète, ce qui a de moins en moins de chance d’arriver désormais.
Un éditeur dispose pour sa stratégie numérique d’une souplesse considérable : il peut modifier ses prix très rapidement pour faire des ventes flash qui se répercutent sur toutes les plateformes, loi du prix unique oblige.
Il peut créer des versions alternatives en un tour de main : omnibus ou intégrales, ou à l’inverse vente par chapitre d’un ouvrage. Il peut même l’offrir sur un temps limité sans que cela n’ait d’effet sur sa trésorerie, afin de faire découvrir un auteur ou une série.
Le numérique encourage à l’audace, à des opérations commerciales très dynamiques et agressives, en phase avec les pratiques observées pour d’autres types de contenus numériques. Il est essentiel enfin pour conclure que les auteurs soient au moins informés de ces actions, voire impliqués. Plus l’éditeur lui montre qu’il se démène pour rendre ses ouvrages accessibles, plus solide sera leur relation contractuelle.

La grande inconnue du piratage de livre numérique

Enfin, abordons la question de la diffusion de copies pirate. En France, l’Hadopi réalise des études très régulièrement qui interrogent sur les contenus numériques les plus recherchés dans les réseaux pirates. Le livre est systématiquement en bas des classements, loin derrière les films, la musique ou les jeux vidéo.
Plusieurs explications peuvent être envisagées, évoquons tout de même la principale : quelqu’un qui ne lit pas en papier ne lira pas davantage en numérique. En d’autres termes, le piratage reste l’apanage de contenus qui se consomment très vite, et le livre demande une attention et un temps de lecture peu compatibles avec la frénésie des contenus sur internet.
Par ailleurs, serait-ce finalement une bonne ou une mauvaise nouvelle de découvrir qu’un auteur réputé difficile fait l’objet d’un piratage massif ? Si la question est d’encourager la lecture, le piratage peut apparaître comme un moindre mal, sauf que, comme dit en ouverture de ce paragraphe, il est bas et peu répandu.
Il est difficile de trancher sur un phénomène somme toute marginal, qui plus est quand on réalise qu’il est certes facile de télécharger la collection complète d’un romancier, ce qui expose à une sanction, mais il est beaucoup moins évident que cette collection soit lue.
De fait, ce sont les contenus à lecture rapide comme les comics et les mangas qui sont les plus exposés. Sur ce dernière catégorie de bande dessinée, il est intéressant de noter qu’en décembre 2008, et après des années de réflexion, les éditeurs japonais ont enfin décidé de créer une plateforme de prépublication en anglais et en japonais pour les chapitres de leurs séries en cours. Est-ce la seule réponse pertinente et efficace finalement au piratage que de développer une offre légale ?

2.2 Processus et étapes à suivre

Au commencement était le code

Comme pour sa version papier, il est indispensable d’attribuer un ISBN à une version numérique. Ce numéro d’identification est incontournable pour la production et la traçabilité d’une version numérique. Et comme pour une édition papier qui se décline en grand format puis en poche, il faut en règle générale autant d’ISBN que de versions voire de formats d’un ouvrage dès lors qu’on décide de le décliner.
Cet ISBN est unique et ne doit ni être altéré, ni être réattribué si un éditeur cesse sa commercialisation. Une fois l’ISBN associé à un ouvrage en numérique, celui-ci peut commencer sa vie. C’est un sésame indispensable.
L’ISBN va intervenir à toutes les étapes de la vie du livre numérique. Lorsque l’ouvrage part en maquette, si l’éditeur fait très précisément son travail, il va modifier les pages de mentions légales pour d’une part y intégrer l’ISBN/EAN numérique et supprimer les éventuels achevés d’imprimé.
Pourtant, un grand nombre d’éditeurs ne prennent pas le soin élémentaire d’adapter ces pages, se contentant de convertir leur PDF imprimeur en epub sans autre modification de la maquette originelle papier.

Mets tes données dans les métadonnées !

Un livre numérique comporte des données d’identification plus ou moins élaborées qui permettent aux applications et logiciels de lecture de les déchiffrer et de les proposer correctement à la lecture. Ces données sont variables et il n’est pas obligé de compléter tous les champs possibles pour produire un livre numérique par exemple en epub.
C’est le bon sens qui guide les éditeurs : doivent figurer le titre, évidemment, le nom du ou des auteurs, l’année d’édition, le numéro de tomaison si c’est une série ou une collection, l’ISBN évidemment, un nombre de pages indicatif – indicatif car si l’ouvrage n’est que du texte, et si on le réduit ou l’agrandit, le nombre de pages va varier en fonction à l’affichage et sera recalculé en temps réel.
Il est obligatoire que les données dans l’epub soient rigoureusement identiques des métadonnées qui accompagnent les fichiers. Les métadonnées se représentent sous forme de tableau excel où chaque colonne correspond à une donnée précise. Si la correspondance est inexacte, l’epub peut être rejeté.
Des informations complémentaires peuvent aussi être ajoutées, mais elles ne sont pas obligatoires : thèmes CLIL, tags, mots-clé, autant d’informations qui permettent de mieux classer l’ouvrage dans les bibliothèques numériques. Suivant les plateformes de diffusion, une DRM peut également être intégrée et elle sera également testée pour en éprouver la solidité et la conformité.

Ces données qui font la différence

Les métadonnées qui accompagnent un fichier sont plus riches et plus complètes. Elles comprennent en particulier le prix de vente au lancement, modifiables au fil de l’exploitation, ainsi que la territorialité du fichier, c’est-à-dire les espaces commerciaux où les éditeurs donnent le droit de vente de leur livre numérique. Cette territorialité est définie en accord avec l’auteur ou, dans le cas d’un ouvrage étranger, le vendeur des droits. Elle doit obligatoirement être portée au contrat de cession de droits. Si elle n’est pas respectée, cela peut provoquer des distorsions de concurrence malvenues et surtout cela créera une véritable pagaille dans les relevés de droits où auteurs comme vendeurs de droits peuvent remettre en question la relation contractuelle pour non respect de cette clause.
La territorialité donne l’autorisation de fait aux plateformes de vente de convertir selon leurs propres tableaux de correspondance un prix en Franc Suisse, en euros, en dollars ou dans toute autre monnaie de destination. Il peut y avoir dès lors des écarts dans le calcul des droits à cause non seulement des variations des monnaies mais surtout des TVA applicables.
Seront également précisés les limitations d’âge, les tags et éventuels mots clé, les classifications en thèmes des instances type CLIL en France afin de guider le livre au mieux dans les étalages numériques et éviter qu’il soit présenté dans une catégorie ou un genre non pertinents. Enfin la date de début de commercialisation donne le point de départ essentiel pour les commerciaux pour annoncer la disponibilité d’un ouvrage.

Commercialisation du livre numérique

Une fois le fichier et ses métadonnées idoines livrées, l’éditeur doit s’assurer que les éventuelles opérations de visibilité se mettent bien en place. Cela passe par la présence du titre dans les supports de communication des plateformes, annonces des nouveautés, bandeaux, newsletter.
Autoriser la prévente d’un ouvrage numérique permet à celui-ci d’apparaître dans le palmarès de ventes avant même qu’il soit réellement disponible, et cela peut avoir un effet d’entraînement et de valorisation bienvenu.
Il faut également autoriser que des extraits soient disponibles, l’usage recommande environ 10% de l’ouvrage, sauf si celui-ci fait 1000 pages. C’est à discuter entre le distributeur et la plateforme de vente. Il faut donc veiller à ce que le titre soit bien disponible et visible à la date convenue, qu’il soit présenté correctement, par exemple dans le respect de l’homothétie de sa couverture, laquelle peut avoir été maquettée spécifiquement pour l’exploitation numérique. Participer aux promotions et aux mises en avant proposés par les plateformes de vente ne doit pas faire oublier que l’éditeur doit être maître de ses propres actions commerciales.

Suivi de ventes et relevés de compte

S’appuyer sur un distributeur est particulièrement utile quand il faut agréger les ventes cumulées par plateformes, pays, devises. Il est beaucoup plus pratique d’avoir des relevés de compte calibrés correctement par rapport à ses propres outils de calcul des droits d’auteur dans une maison d’édition.
Là aussi l’ISBN est essentiel car il n’est pas difficile de réunir toutes les ventes associées à lui et ainsi d’établir des montants cumulés éligibles ensuite aux droits d’auteur. Le distributeur en outre est garant de l’exactitude des données recueillies et est fondé de demander des corrections et des précisions aux plateformes si des anomalies apparaissent, comme vendre sur un territoire non autorisé ou afficher une devise incongrue. Si trop d’erreurs semblent exister, l’éditeur ou les ayant droits peuvent recourir à un audit des comptes par un cabinet agréé.

Répercuter les ventes numériques dans les relevés de droits des auteurs

Suivant les pays, les éditeurs ont des obligations légales d’informations dans les relevés de droits qu’ils sont tenus d’envoyer aux auteurs. Concernant le numérique, les attendus se sont affinés avec le temps, et là aussi le bon sens doit prévaloir. Savoir où l’on vend, à combien d’exemplaires, à quel montant, avec quel taux de TVA et donc quels droits cela représente t-il, est essentiel.
Cela demande pour les auteurs des clés de compréhension sur les mécanismes à l’œuvre, et pour les éditeurs des ressources techniques ou humaines pour s’assurer de l’exactitude des données et bien entendu de leur clarté. Même si les ventes numériques s’avèrent modiques, il est important qu’elles soient bien intégrées dans les relevés des auteurs, au même titre que tous les autres revenus issus de l’exploitation de leurs œuvres.

Clause de rendez-vous et cessation de commercialisation

Enfin, il est utile d’apporter un éclairage sur deux points contractuels très importants : d’une part, les contrats français ont intégré une clause de rendez-vous entre l’éditeur et l’auteur afin de faire le point sur les résultats de l’exploitation numérique. Cela signifie que les droits numériques peuvent être remis en question par l’auteur sans que cela ne mette en péril toute la mécanique des droits concédés pour un ouvrage. Pour le dire autrement, décider soudain de l’arrêt de l’exploitation numérique n’entraîne pas l’arrêt de l’exploitation papier.
A l’inverse, l’arrêt de l’exploitation papier ne conditionne pas l’exploitation numérique. Mieux, si un auteur souhaite récupérer ses droits chez son éditeur, celui-ci, s’il n’exploite plus un ouvrage en papier, ne peut pas ou plus se reposer sur la seule exploitation papier pour conserver les droits d’auteur. Les contrats actuels anticipent désormais les éventuels litiges sur ces points en détaillant chaque cas de figure et en y apportant une solution adéquate validée par toutes les parties.
D’autre part, la cessation de commercialisation d’un ouvrage en numérique ne signifie pas obligatoirement son indisponibilité pour les lecteurs qui l’ont acheté. Expliquons par l’exemple : plusieurs plateformes garantissent à leurs utilisateurs de pouvoir lire leurs ouvrages via leur bibliothèque virtuelle où ils veulent et quand ils veulent. Cela signifie que les lecteurs peuvent télécharger un ouvrage, le lire, puis le supprimer de leur terminal de lecture avec facilité.
Et avec la même facilité, ils peuvent le télécharger à nouveau s’ils le souhaitent – même si il n’est plus commercialisé ! La copie de sauvegarde est autorisée dans le contrat qui lie l’éditeur à la plateforme en direct ou via son distributeur. Il n’y a aujourd’hui dans le monde aucune loi qui oblige les éditeurs à accepter cette sauvegarde. Autrement dit, passer un délai raisonnable de persistance du fichier, un éditeur peut demander à une plateforme de le supprimer définitivement dans ses bases et lui demander d’en apporter la preuve. Il peut même l’y contraindre et cela peut aller jusqu’à des pénalités. Le numérique heureusement ne peut pas s’affranchir du temps contractuel ni du temps réel.

2.3 Acteurs clé et partenariats possibles

Ce chapitre est à considérer comme un rapide mémo pour conserver en tête les acteurs majeurs de l’édition numérique, du moins dans la vision d’un éditeur. Ratissons-les par segments.

Les fabricants de terminaux de lecture

La saine concurrence parmi les fabricants de terminaux de lecture, smartphones et tablettes, résulte à un double affrontement entre deux mastodontes technologiques : Apple et Samsung. Sur le segment des tablettes Amazon est devenu avec son Kindle plus qu’un trouble-fête, un troisième acteur incontournable.
Apple une expérience forte mais verrouillée, un espace de qualité mais bâti sur l’obsession du contrôle qui va, pour les livres, jusqu’à la censure. Par l’obligation faite aux éditeurs d’homogénéiser leurs prix et face aux tarifs imposés par Apple appelés les Tiers, ce dernier influe aussi directement sur les prix de vente du marché.
Si on géo-localise les pôles d’excellence pour les terminaux de lecture, tout est concentré en Asie, partagé entre trois pays dominants : la Chine, la Corée et le Japon. Apple fait, dans ce schéma, figure de représentant puissant mais isolé des Etats-Unis.
Si on s’attarde plus particulièrement sur les terminaux spécialisés et dédiés à la lecture, les acteurs principaux sont cette fois américains, tout du moins vus d’Europe. Ce sont les américains d’Amazon, les canadiens de Kobo, les français de Bookeen, les allemands de Tolino… De manière surprenante, les japonais de Sony ont pour l’heure lâché le sujet de la liseuse, mais ce n’est peut-être que partie remise.

Les développeurs de systèmes d’exploitation

Là, pour le grand public, le choix est simple mais limité. Soit on achète un terminal sous Androïd développé par Google, soit on achète un terminal sous iOS d’Apple. Les premiers équipent 75% des terminaux du marché, y compris les Kindle qui tournent sur une base empruntée à Google, quand Apple avec ses propres terminaux campe vaillamment sur ses 20% du marché.
Le reste est à partager entre Windows sur tablette et des systèmes d’exploitation plus marginaux, propriétaires (Symbian, Blackberry) ou en freeware (Linux). La différence entre iOS et Androïd est philosophique : le premier n’est fait que pour les produits Apple et n’a aucune vocation à équiper un terminal d’un autre fabricant quand le second au contraire se veut la solution universelle.

Les principales plateformes de vente à l’unité de livres numériques

Si l’éditeur choisit de diffuser ses versions numériques en PDF ou en epub standard, il a tout de même un choix conséquent de plateformes généralistes de vente à l’unité. Amazon en premier lieu, mais aussi Apple Books – nouveau nom de l’iBookStore depuis juin 2018, Google Books, Kobostore pour les internationaux, puis Fnac.com, Numilog, Chapitre, Bookeen, Feedbooks en France, Archambault au Québec, Payot en Suisse…
Le plateau est encore plus conséquent dès lors que l’on cherche des offres spécialisées, comme la Bande-Dessinée. Sur ce type de contenu, un acteur international se distingue, ComiXology, propriété d’Amazon. En langue française la plateforme Izneo devance BDBuzz et Sequencity x Leclerc.
Pour l’heure, tous les genres éditoriaux ne disposent pas encore de leurs librairies en ligne spécialisées, mais ce n’est sans doute qu’une question de temps, c’est une tendance logique et prévisible, exactement comme cela existe dans la librairie physique, de généraliste à spécialisée dans une volonté de toucher des cibles toujours plus concentrées et, idéalement, captives.

Les ressources professionnelles

Même si les législations peuvent différer légèrement, les pays francophones partagent des approches communes sur le livre numérique, que ce soit de manière indépendante comme en Suisse ou cornaqué par l’Europe pour la France et la Belgique.
Les sites des acteurs institutionnels, ministères, centres nationaux du livre, observatoires, sont autant de mines riches d’informations. Il faut creuser mais cela en vaut la peine. En France en particulier, le SNE produit un rapport annuel riche sur le marché du numérique, sans doute la ressource la plus précise bien que ne tenant pas compte des éditeurs pure players, c’est-à-dire, ils font l’impasse sur les éditeurs uniquement numériques spécialisés dans la romance qui trustent les palmarès des ventes et les auto-édités.
Le CNL propose quant à lui des études très régulières sur les pratiques de la lecture et l’Hadopi, la Haute autorité pour la diffusion des œuvres et la protection des droits sur Internet, permet de mettre en perspective les livres numériques avec les autres types de contenus numériques.

Les études nationales et internationales

Les cabinets d’audit et d’études de marché produisent également tous les ans des rapports dans lesquels ils intègrent le livre numérique. C’est le cas par exemple de KPMG et de GFK. Leurs analyses cependant sont parcellaires car elles s’appuient pour l’essentiel sur les informations collectées auprès des éditeurs.
En effet, les principales plateformes de ventes comme Amazon, Apple ou Kobo refusent de livrer leurs chiffres et les informations associées comme les typologies des consommateurs. C’est un très sérieux problème pour la transparence des chiffres sur ce marché.

Les futurs entrants sur le marché

Les livres numériques continuent d’aiguiser les appétits parmi les grands acteurs du numérique, non pas comme un levier de croissance principal mais comme un débouché à fort potentiel dans une logique de complétion d’offres. Donnons un exemple simple : une plateforme spécialisée dans la vidéo à la demande, une fois qu’elle estime avoir atteint un premier seuil de clientèle sur son offre principale, peut envisager d’élargir sa gamme de contenus pour recruter de nouveaux utilisateurs, sur des offres secondaires, en bouquet, en abonnement ou tout simplement en contenus bonus.
Pourquoi pas la musique dans ce cas, ou les jeux vidéo, ou les livres ? C’est une extraordinaire opportunité pour un éditeur d’avoir la possibilité soudain d’être visible, par exemple, des millions d’utilisateurs d’une plateforme de musiques à la demande. Lire et écouter de la musique, cela peut fonctionner.
Lire une bande-dessinée après avoir joué à un jeu vidéo aussi. En revanche, basculer d’une vidéo à un thriller, beaucoup moins. Mais cela se réfléchit, c’est-à-dire doit être envisagé en profondeur et surtout, pour conclure provisoirement, cela peut inciter les éditeurs à chercher des formes narratives plus rapides, plus originales – la création se nourrit aussi de nouvelles contraintes…

2.4 Nouvelles formes d’acquisition et de développement de projets éditoriaux

Avant tout, pour l’éditeur, appréhender le champ des possibles qu’offre les outils du numérique

Les formes d’acquisition, dans leur acception marketing, ont pour synonyme le recrutement de lecteurs et, in fine, de clients. Mais elles peuvent aussi être comprises comme des formes d’acquisition de nouveaux contenus tirés de sites, de blogs, de plateformes de publication et donc d’auteurs.
Un éditeur papier qui s’intéresse à la création numérique sera impressionné par l’incroyable diversité des formes et des expériences proposées. Il sera aussi étonné de la manière dont les contenus sont valorisés et monétisés, avec des modes d’engagement des lecteurs-consommateurs empruntés à la presse, aux jeux vidéo, aux sites marchands…
Il sera étonné des règles en mutation sur les droits d’auteur, les positions parfois contradictoires du tout gratuit et à l’inverse du tout sécurisé. Bref, là où un livre papier a un prix fixé par l’éditeur et c’est tout, un contenu numérique peut adopter des formes très variées et des modalités d’accès également multiples.
Où cela nous mène-t-il ? Vers une première réaction de bon sens : un éditeur qui ne connaitrait rien aux Creative Commons, aux principes et aux subtilités du crowdfunding, aux DRM, qui s’insurgerait contre les idées libertariennes de partage et qui camperait sur l’idée que les jeunes générations de toutes les façons ne lisent pas… Et bien cet éditeur est invité à se former. Ou à renoncer avec lucidité à vouloir développer une activité éditoriale et commerciale en ligne. Il ne s’agit pas ici de décourager quiconque, mais de mettre les uns et les autres face à leur responsabilité : investir le numérique, d’accord, mais le faire à fond et en profondeur.
S’il accepte de s’investir, l’éditeur découvrirait alors tout un éventail d’outils très précieux pour affiner ses analyses, étudier les comportements et usages autant des auteurs que des lecteurs et pourraient encourager des expériences éditoriales inédites. Il pourra s’appuyer notamment sur les recoupements algorithmiques qui dessinent les tendances des lecteurs et en bonne intelligence avec ses auteurs faire évoluer les formats et les fréquences d’un feuilleton, les modes narratifs.
Concrètement, le couplage des réactions des lecteurs via par exemple les réseaux sociaux ou les espaces d’expression mis à disposition par les éditeurs comme le rating, c’est-à-dire l’attribution de notes simples sous forme d’étoiles, permet d’apprécier les réactions des lecteurs.

Derrière les nouvelles modalités de diffusion, un péril réel pour les éditeurs

Régulièrement la presse se fait écho du succès considérable d’opérations de crowdfunding. Par exemple, un auteur propose un ouvrage de son cru à sa communauté. En quelques heures, par sa renommée, la capacité de conversion de ses cercles et, bien sûr, l’intérêt de son projet, il atteint non seulement ses objectifs affichés, volumes de ventes ou montant minimum de réalisation, mais les voit dépasser par un vertueux effet d’entraînement. Et ce, dans la très grande majorité des cas, sans le support d’une structure d’édition traditionnelle.
Autre exemple, le « tip », ou en français le don d’encouragement. Un auteur invite ses cercles et au-delà à l’encourager non pas sur une seule action, mais sur une durée. Ses soutiens acceptent de verser une somme à chacune de ses publications ou suivant une fréquence prédéfinie. Certains auteurs, illustrateurs ou youtubeurs, peuvent ainsi vivre de ces « tips » en toute indépendance, et ils conservent l’entièreté de leurs droits pour, par exemple, réexploiter les contenus sur d’autres sites ou en faire des livres avec un éditeur traditionnel.
Et que dire du continent gris, très difficile à mesurer avec les outils d’évaluation actuel, à savoir la performance de l’auto-édition ? Si on en croit un rapport des auteurs américains qui se nomment eux-mêmes « Indies » celles et ceux qui publient sans intermédiaire sur Amazon ou autres, ils représenteraient la moitié du marché de l’édition numérique en volume et un gros tiers en valeur aux Etats-Unis !
Si au début les éditeurs haussaient les épaules face à l’auto-édition en considérant que les ouvrages proposés n’avaient pas leur place dans la chaîne traditionnelle du livre, les succès croissants de nombre d’entre eux les a obligés à revoir leur position. Car au-delà de se demander s’ils ne seraient pas passés à côté de talents et d’ouvrages de qualité – de toutes les façons leur quotidien est fait de choix, avec l’acceptation ou le rejet de manuscrits – apparait la question du lectorat.
Quand Agnès Martin-Dugand accepte d’être éditée par un éditeur traditionnel, celui-ci bénéficie d’emblée de l’adhésion considérable de sa communauté de lecteurs, ce qui commercialement est évidemment une aubaine. C’est la même logique qui pousse désormais des éditeurs à tenter de faire signer des youtubeurs populaires pour mettre leurs noms sur des livres quelle que soit la qualité de leurs textes. La prime à la popularité n’est certes pas nouvelle mais elle concerne désormais aussi, et sans doute de plus en plus, des contenus originellement développés sur l’internet.

Les applications livre à la croisée des chemins

Dans la volonté de s’adapter aux nouveaux environnements révélés en particulier par Apple, les éditeurs ont tenté, avec l’aide d’opérateurs high-tech de premier plan, de décliner leurs ouvrages en applications, voire d’en créer de nouvelles de toutes pièces avec des auteurs. A ce jour, les expériences ont tourné court malgré une variété de propositions riche et intéressante.
Les raisons de ces échecs commerciaux sont multiples mais on peut néanmoins avancer trois causes récurrentes : un coût de réalisation beaucoup trop élevé pour avoir un retour sur investissement dans un délai raisonnable ; un accompagnement marketing inefficace, quand il y en avait ; enfin un manque de persévérance dans les développements de projets ou pour le dire autrement, une absence de vision associée à un manque de moyens alloués.
Les applications font figure de ligne de démarcation pour les éditeurs qui avouent facilement qu’elles ouvrent sur un vaste territoire qui s’éloigne de leur métier. Ce qui est plutôt vrai, à l’exception notable de l’édition jeunesse où les contenus ludo-éducatifs trouvent dans le numérique un prolongement naturel.
Car le moyen le plus sûr et naturel de se déployer en numérique est de ne pas forcer sa nature. Les éditeurs ne sont pas habitués à devoir s’adapter tous les six mois à un nouveau format de fichier ou d’écran. Ils ne sont pas davantage habitués à devoir trouver des prétextes pour mettre à jour régulièrement un contenu numérique comme une application afin qu’elle reste visible à son utilisateur. Pour justifier son utilisation sur la durée, encore faut-il prévoir des contenus qui seraient dévoilés progressivement, une animation en somme.
Or l’usage d’un livre est pour l’essentiel qu’une fois lu, refermé, on n’y revient guère, sauf à des fins de nécessité – là où précisément le marché du numérique se développe le plus. Il y a ici matière à une profonde réflexion car tous les dés sont loin d’avoir été tous joués et ouvrent sur des connaissances et des champs d’application totalement nouveaux pour le monde du livre où éditeur, lecteur et auteur pourraient se confondre dans un bouillonnement créatif inédit et de la création de nouveaux sens, concepts et convictions susceptibles de répondre aux défis contemporains pour la meilleure compréhension mutuelle et le mieux vivre ensemble.
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