I L’édition et le numérique : introduction

Sébastien Célimon, Isaac Pante et François Vallotton - 02.04.2020

1.1 CONTEXTES

Sébastien Célimon

Des écrans, partout !

Les écrans sont partout désormais. Dans nos intérieurs, nos bureaux, nos voitures, sur nos appareils domestiques. On les consulte dans toutes les situations, en marchant, dans son fauteuil, dans son lit, au restaurant, dans les transports en commun, dans son bain, dans ses toilettes et, hélas, même si cela n’est pas autorisé, en conduisant.
Extensions du soi personnel et professionnel qui bien souvent se confondent, ces écrans sont multiples : ordinateur, télévision, smartphone, tablette, portable, console nomade, liseuse...

S’ils étaient autrefois désignés par leurs fonctions comme le GPS, leurs capacités techniques leur confèrent une polyvalence telle que se brouillent de plus en plus les lignes de démarcation entre les produits.
Désormais les smartphones prennent des photos d’excellentes qualités et les réflexes numériques postent leurs clichés sur les réseaux sociaux.

Les liseuses permettent d’écouter de la musique et les lecteurs mp3 de regarder des petites vidéos.

Les tablettes se sont équipées d’un clavier amovible pour singer les ordinateurs portables et les portables se configurent en mode tablette à la demande et leurs écrans sont devenus tactiles.
On ne s’étonne plus que Nintendo propose en 2007 une console portable tactile modulable et à l’aise dans toutes les situations de loisirs, seul ou en groupe, synthèse maligne et performante de l’évolution des usages.
Sur le champ technologique, des géants d’hier ont fait naufrage après avoir raté le tournant du numérique, ainsi de Nokia ou de Kodak, pour les plus fameux.

D’autres ont su réinventer leurs produits et modèles pour s’imposer voire redevenir des géants de leur marché. Ainsi d’Apple ou encore de Sony. Et puis de nouveaux acteurs ont émergé, misant soit sur un domaine d’expertise poussé à l’extrême, tel Netflix ; soit misant sur la variété de l’offre et la convergence, tel Amazon.

La numérisation des contenus s’intensifie et submerge l’ancien monde.
En parallèle, lors des vingt dernières années, les réseaux de communication se sont développés de manière exponentielle. Rien n’arrête le besoin de transmettre et recevoir des données, vocales, textuelles, complexes, intelligentes… Toutes les dimensions des activités humaines sont affectées par la circulation de ces données plus ou moins sécurisées, qui va de pair avec le transport des biens et des personnes. Les médias, la banque, la finance, la sécurité, les transports, le commerce, les sciences appliquées… Aucun secteur n’est épargné.
Dans cette effervescence, les industries culturelles ont été particulièrement bouleversées. Certaines d’entre elles auraient dû être mieux préparées à un nouveau saut technologique au regard de leur histoire. Prenez la musique. En quelques décennies elle s’est écoutée à partir, tour à tour, de vinyle, de cassette audio puis de CD, avant de se dématérialiser. Les jeux vidéo également sont passés d’archaïques programmes intégrés dans les consoles, aux cartouches, aux disquettes, aux CD-Rom, aux DVD et désormais là aussi aux téléchargements directs. Les films, les séries ont longtemps été plébiscitées en cassettes VHS avant de s’arrondir en DVD et en Bluray – aujourd’hui se consommer à la demande directement sur les plateformes de streaming.
Malgré leurs prédispositions naturelles au changement, les acteurs de ces marchés n’ont pas vraiment anticipé les bouleversements à venir et l’impact considérable sur leurs modèles économiques et leurs chaînes de valeur.

L’objet livre est bousculé par les écrans

Au cœur de ces transformations s’observent les jeux de coudes des anciens et des modernes pour dominer les marchés, l’urgence de réadapter les législations en matière de pratiques commerciales autant que culturelles et l’indispensable changement de vision qui doit désormais s’appliquer non plus de manière verticale mais transversale. Ces impératifs concernent tous les acteurs des industries culturelles. L’édition ne fait pas exception.
A la différence de la musique ou de l’audiovisuel, le marché du livre est solidement ancré sur ses jambes depuis deux siècles. Au fil du temps, les métiers et filières se sont dissociés et spécialisés, presse, imprimerie, édition, diffusion, distribution, librairie… Néanmoins, la seule révolution majeure qu’a connue l’objet livre au 20ème siècle a été le lancement du format Poche au début des années 1950. Le livre de Poche a démocratisé la littérature et a profondément modifié notre rapport aux livres.
C’est sans conteste avec son modèle en tête que la liseuse a été développée, mais pas avant, pour l’Europe occidentale, dès la fin de la première décennie du XXIème siècle.
À ce stade, soulignons un paradoxe : l’objet livre est depuis longtemps, ontologiquement, considéré comme indépassable. Il est sa propre finalité. Or la consultation d’un livre via une liseuse introduit une médiation qui jusqu’alors non seulement n’existait pas mais surtout n’était pas nécessaire. Mettre un écran entre le contenu d’un livre et soi entraîne des conséquences considérables que ne mesurent pas toujours tous les professionnels de l’édition
Par exemple, le livre dans sa version numérique se retrouve tout-à-coup en concurrence commerciale avec des contenus, des applications ou des services que sa version papier n’avait guère à prendre en considération pour s’épanouir. En outre, là où le livre de Poche ouvrait le marché par un prix d’accès bas, le livre numérique induit d’emblée l’acquisition d’un support de lecture qui à lui seul peut représenter l’investissement annuel consenti par un lecteur dans ses achats de livres ! La politique actuelle des prix des éditeurs observée sur les éditions numériques de leurs nouveautés montre enfin que lire en numérique est une activité qui a un coût, et qui ne s’adresse donc pas encore à tout le monde.
Cette activité requiert de connaître de nouveaux chemins d’accès et de nouveaux usages pour obtenir et lire un livre numérique. Et de la même manière que des citoyens peinent à se servir d’un ordinateur ou d’un téléphone portable, lire un livre numérique peut paraître peu naturel à beaucoup. Observation pertinente entendue le plus souvent : mais nous sommes très attachés au contact avec le papier, la relation aux pages, le toucher incomparable des doigts à la limite de la sensualité. Le livre numérique bouleverse le rapport à l’objet livre, et si le contenu est similaire, la relation de l’homme avec le support de lecture est totalement transformée.

Non pas une, mais des éditions numériques

Pour aller un peu plus loin dans le détail, cela reste vrai pour une typologie particulière de lecture, que nous regrouperons sous l’expression « lecture de loisirs ». Elle regroupe les littératures de fiction et de non-fiction, la bande-dessinée, les guides pratiques ou touristiques, la jeunesse, les dictionnaires… Les lectures dites de loisirs intègrent également un continent dont tout le monde connait l’existence mais que personne n’est capable de mesurer : l’édition alternative, l’auto-édition et les pure players numériques que le monde de l’édition « officielle » considère parfois avec mépris. Ce continent est suffisamment important pour qu’Amazon leur facilite les accès à ses plateformes.
Selon le site américain Authorearning, ceux qu’ils appellent sobrement les Indies, pour indépendants, représentent près de la moitié des ventes en volume et un peu plus d’un quart en valeurs du marché américain en livres numériques. C’est peu de dire que c’est considérable. C’est par défaut à cette typologie que tout un chacun se réfère ou quand il pense ou quand il évoque aux livres numériques.

Où on confond le médiatique et l’économique

Or, si on tient compte des chiffres d’affaires produits par le syndicat français de l’édition (SNE) dans ses résultats annuels, on observe que la lecture de loisirs ne représente en pourcentage estimé du marché qu’entre 15 et 20% du total. Et dans cette lecture de loisirs, le roman ne représente que 10 % du total, c’est-à-dire la moitié des livres numériques dans ce segment.
Les 80 à 85% restants relèvent d’une seconde typologie, celle dite de « la lecture de nécessité ». Elle regroupe les éditions professionnelles, universitaires et scolaires – des segments répondant à des commandes et des fonctionnements bien différents de la lecture de loisirs. Des segments qui se caractérisent par un besoin vital d’actualisation permanente et de rapidité d’accès aux informations demandées. Inscrit dans l’acquisition ou l’expression d’une expertise, les contenus numériques ici ne relèvent presque plus des livres mais davantage des services. Ils constituent l’étape suivante dans l’exploitation pertinente de sommes de savoirs majeures, dictionnaires médicaux, codes juridiques, manuels universitaires et scolaires et marquent une évolution naturelle indispensable en phase avec les besoins des écoliers, des étudiants et des professionnels. Ils sont l’avant-poste des nouveaux usages du numérique et ouvrent des voies tant économiques qu’éditoriales.
Terminons cette introduction par un constat sociologique partagé par tous les acteurs de l’édition numérique depuis cinq à six ans : en Europe autant qu’en France, le temps des fantasmes est passé. La crainte d’un renversement de marché similaire à ce qui s’est passé dans la musique en particulier s’est dissipée. Les différents acteurs du marché ont pris le temps de construire une offre qui puisse s’épanouir à côté de la chaîne traditionnelle du livre. Ils ont pris le temps de se former, d’échanger, d’établir des rapports les plus équilibrés possible avec les grandes firmes du numérique. Il reste beaucoup à faire, en particulier pour inverser l’opacification des chiffres du marché qui, pour l’heure, convient encore à trop de monde, par calcul ou par politique de l’autruche. Là où certains inféodent trop vite le papier au numérique, ce qui exaspère jusqu’aux observateurs les plus renseignés tel que Rüdiger Wischenbart, auteur du Global Ebook Report, référence mondiale sur le sujet, qui regrette que ce procédé empêche d’observer l’édition numérique pour ce qu’elle représente par elle-même, et non systématiquement enchaînée par comparaison à l’édition papier ; d’autres masquent leurs chiffres pour laisser sciemment aveugles une part des acteurs, ainsi Amazon, Apple, Kobo ou Google, excusez du peu. Il y a urgence à abattre les barrières d’accès à l’information pour que le marché puisse enfin s’épanouir – ou se contracter, en toute connaissance de cause.

1.2 Formes de l’édition numérique

Isaac Pante

Introduction

Le numérique est depuis longtemps une composante essentielle du monde de l'édition. Avant l'arrivée du web, la PAO était l’affaire de professionnels, et mobilisée dans le cadre de la production du livre. De même que le scénario est destiné à disparaître au profit du film, la couche logicielle était, jusqu'à récemment, une simple étape dans la chaîne de production orientée vers la création d'un objet papier.
L'arrivée d'internet et la diffusion des smartphones en tant que dispositifs embarqués de consultation de contenus numérisés ont profondément changé la situation. Aujourd'hui, un texte numérisé n'est plus nécessairement une étape vers une incarnation matérielle. Il peut également constituer le terme du processus éditorial.
Bien que la tendance soit encore peu marquée, le smartphone constitue désormais un lieu d'acquisition, de consommation, d'annotation et de diffusion de textes de toute nature. Dès lors, les lieux de lecture, d'écriture, d'édition et même de diffusion se reconfigurent sous l'influence d’outils et de pratiques empruntés au web.
L’EPUB : technologie de la publication numérique
A l’heure actuelle, lorsque le monde éditorial pense à ou parle de publication numérique, il entend avant tout la numérisation de textes en vue d’un partage marchand. Dans ce contexte, l'EPUB est le format privilégié.
Au contraire du PDF qui se borne à rassembler les images d'un document sous un format pensé essentiellement pour offrir une impression standardisée, les couches qui composent un EPUB autorisent une adaptation du document aux différents terminaux de lecture, de l'ordinateur au smartphone, en passant par la liseuse. D'un point de vue technique, l'EPUB n'est rien d'autre qu'un site internet gelé.
A l'instar de ce dernier, un fichier EPUB est en effet formé :
- d'un ou de plusieurs fichiers XHTML stockant et structurant le contenu textuel
- d'une ou de plusieurs feuilles de styles (les fichiers CSS) chargées de mettre en forme les pages XHTML
- d'aucun, d'un ou de plusieurs fichiers Javascript ajoutant diverses fonctionnalités, souvent liées à l'interaction utilisateur
- d'aucun, d'un ou de plusieurs contenus multimédia

A ces différents fichiers, l'EPUB ajoute deux éléments :
- quelques documents XML destinés à indiquer au terminal de lecture l'ordre de présentation des fichiers, la table des matières et d'autres éléments de description de l'ouvrage, notamment des métadonnées
- un format de fichier, l'EPUB, sorte de ".zip" destiné à rassembler l'entier de ce contenu dans une seule archive

L'EPUB permet donc de partager avec le lecteur un texte sous un format électronique en l'enrichissant éventuellement de contenu multimédia et d'une couche d'interaction utilisateur.
Lorsque l'ouvrage ressemble, point pour point, à sa contrepartie papier, on parle de publication homothétique. Ce type de publication est notamment la règle en littérature où l'essentiel, sinon l'intégralité du contenu, est traditionnellement véhiculé sous une forme textuelle.
Pour l'heure, dans les représentations du monde éditorial comme du lectorat, la publication numérique se réduit souvent pour l’essentiel à ces productions homothétiques. De ce point de vue, la reproduction numérique s'inscrit bien souvent sous l'angle de la perte. Perte de l'art typographique, souvent standardisé par les conventions de la liseuse d'accueil. Perte de la sensualité liée au papier. Perte aussi d'une certaine forme de tension et de plaisir liée à la progression physique dans la densité matérielle de l'ouvrage. Perte encore de la possibilité de partager ou d'exposer le bien en question à des fins de prestige social. La liste, très longue, documente notre rapport à l'objet livre, non seulement en tant que support de données, mais aussi en tant qu'objet social à part entière.
Pourtant, même sous cette forme homothétique, la publication numérique présente déjà bon nombre d'avantages. Contrairement au petit-fils du codex, l'EPUB le plus sommaire tire partie des fonctionnalités proposées par les dispositifs de lecture numérique.
Les outils de recherche permettent ainsi de traverser rapidement un livre, voire l'entier d'une bibliothèque numérique à la recherche de mots ou de passages qui peuvent être facilement partagés. En cours de lecture, des dictionnaires, des articles encyclopédiques ou des outils de traduction automatique sont proposés.
L'accessibilité des textes est également accrue, non seulement aux personnes occupant un territoire distant, mais aussi aux personnes présentant un handicap visuel. Le texte numérique autorise en effet un agrandissement drastique de la taille de la police, ainsi qu'une énonciation par le biais d'une synthèse vocale. La liste des bénéfices serait encore longue.

Publication non homothétique. Vers un Cyber texte

La publication numérique est pourtant bien loin de se limiter à ces seules productions homothétiques. Souvenons-nous de ce point crucial : publication numérique et web s’appuient sur les mêmes technologies. Si, à l'heure actuelle, la norme de l'EPUB3 demeure quelque peu restrictive, tout indique qu'elle est amenée à évoluer, ou à disparaître au profit d’un nouveau format, plus à même de tirer parti des technologies du web.
Dans ces conditions, tout ce que le web offre aujourd'hui en termes d'expériences immersives, d'interactivité et d'intégration de contenus multimodaux, absolument tout peut être mobilisé dans un ouvrage. Un texte numérique peut ainsi, dès à présent, récupérer des données sur le dispositif de lecture comme sur le lecteur, afin d’altérer le texte ou d’en débloquer des sections (par exemple sur la base d’une géolocalisation).
Pourquoi, dans ces conditions, voit-on si peu de publications non homothétiques? La réponse n’est pas tant à chercher du côté des difficultés techniques que du côté de nos propres représentations. La numérisation d'un texte et sa prise en charge par les technologies web offrent de nombreuses manières de le recomposer et de le manipuler, manipulations qui viennent troubler la plupart des lignes de démarcation permises - voire produites - par notre familiarité avec l'objet livre.
La frontière ne se situe donc pas tant entre le papier et le numérique, qu'entre la ligne de démarcation artificielle que nous nous traçons entre un texte - devenu dans notre esprit indissociable de son support livresque - et les différentes manières de le transmettre.

Le texte interactif : encore un livre ?

Un exemple permettra de mieux le comprendre. Nous nous souvenons tous des “livres dont vous êtes le héros” apparus dans les années 80. Ces récits fait de passages numérotés attendaient du lecteur qu’il accomplisse un certain nombre de choix, structurant l’aventure textuelle. Si le mot composé “livre-jeu” nous renseigne sur le caractère hybride de l’objet, ce dispositif reste considéré comme un livre à part entière. Rien de tel une fois passé au numérique.
Prenons, à titre d’exemple, Grayout, un texte interactif vendu sur iOS. Le récit de Grayout invite le lecteur, frappé d’une aphasie suite à un accident, à retrouver la parole. La lecture du récit est interrompue par des puzzles présentant des mots rudimentaires. Une fois la bonne réplique trouvée par l’utilisateur, le récit reprend et progresse jusqu’à son terme.
Grayout est, sans conteste, encore plus proche d’un livre classique qu’un livre dont vous êtes le héros. Le texte sous-jacent est continu et le récit ne présente aucune bifurcation, à l’instar d’un polar traditionnel. Pourtant, par son format numérique et par son interactivité qu’il propose, ce dispositif de lecture est catégorisé comme un pur et simple jeu. Cette réduction empêche de déceler une réelle innovation dans la tradition du livre-jeu, innovation pourtant permise par la publication numérique.
L’accès aux possibilités offertes par la publication numérique suppose donc de reconsidérer le texte au regard des possibilités qu’il offre au lecteur. Ce mouvement est d’autant plus important que les supports de diffusion des textes (et donc les possibilités d’interaction) vont non seulement s’accroître, mais évoluer drastiquement.

Réviser nos représentation : le livre comme technologie

Ces dix dernières années, le web s'est insinué dans nos vies au travers d’une multiplication des écrans. En plus des postes fixes, nous lisons désormais sur des liseuses, des tablettes et des smartphones.
Tout indique cependant que, ces prochaines années, les écrans disparaîtront peu à peu au profit d'interfaces moins contraignantes. L'internet des objets, déjà défini par bon nombre d'indicateurs comme la prochaine grande implémentation du web dans notre quotidien, généralisera les balbutiements de la domotique à une part toujours croissante de notre environnement.
En s'en tenant à la domotique, un livre pourrait, dès à présent et chapitre par chapitre, influencer l'environnement immédiat du lecteur, que ce soit par la production de sons, par la modification de la lumière ou de la température ambiante.
La question cependant demeure : considérerons-nous toujours ce dispositif, pourtant essentiellement construit autour d’une base textuelle, comme ne relevant pas de la publication numérique? Ou serons-nous prêts à accepter que les limites entre le livre, le jeu et les autres formes de médias soient troublées au profit d'expériences et de textes partageant des airs de famille?
Cela supposerait de reconnaître au livre un statut de dispositif technologique à part entière. Dès lors, la publication numérique n'annoncerait pas la fin du livre. Elle pourrait au contraire être l’occasion de mieux comprendre les singularités du dispositif “codex” et d’en tirer pleinement parti. Ce sera l’occasion, aussi, de déployer les possibilités inédites offertes par la publication numérique. Tout ceci ne sera bien sûr possible qu’à condition de réviser notre conception du texte, encore trop liée au le livre qui, pendant plus d’un millénaire et demi, a été son support le plus efficace.

1.3 Structures du marché

Sébastien Célimon

Il n’y a pas un mais des marchés de l’édition numérique, selon si le besoin du lecteur relève d’une activité dite de loisirs ou de nécessité.

Définition de la lecture de loisirs

Dans ce premier cas, la lecture de loisirs, l’offre numérique s’apparente à la relation qu’un lecteur aurait avec sa librairie généraliste ou spécialisée, ou avec son espace culturel où les livres côtoient la musique, les jeux vidéo, la vidéo, les loisirs créatifs. Ses achats suivent son désir, dans l’impulsivité, la découverte ou dans la continuité d’une série ou d’un auteur. Les acheteurs localisent les ouvrages qui les intéressent dans des espaces de vente qui sont soit indépendants, soit appartiennent à un écosystème vertical associant le hardware et le software comme en sont devenus experts Apple, Kobo et Amazon, appliquant à tous les types de contenus numériques une même logique de traitement qui favorise l’adoption rapide d’usages à leur bénéfice strict. Pour appréhender les structures de l’offre et de la demande, il est essentiel de superposer ce que nous appellerons - emprunt amical au langage de la cuisine - des ingrédients.
Un peu de connectivité ici, Wifi et 4G, un peu d’écran haute définition là, un nappage de système d’exploitation aux noms fruitiers – les différentes occurrences d’Androïd tels Jelly Bean, Marshmallow ou Nougat ou, plus cliniques, les versions d’iOS d’Apple.
Il faut faire appel à des technologies de lecture qui cherchent toujours à offrir une expérience de lecture optimale en fonction du format du livre et de l’écran sur lequel il s’affiche. Et bien entendu, il faut réunir une offre de lectures numériques conséquente, dans tous les genres et à tous les prix, c’est-à-dire pour tous les goûts.

Une offre représentative de l’offre papier mais aussi ouverte à de nouvelles écritures exclusivement numériques, voire imprimables à la demande.
Le destin du marché du livre numérique est lié aux évolutions technologiques et aux nouveaux usages qu’elles engendrent dans toutes les dimensions de la vie.
Des acteurs technologiques asiatiques, américains mais très peu d’européens
Regardons à présent la géographie de notre sujet : élément singulier de ce marché, les acteurs dominants en technologie et en produits associés sont américains ou asiatiques : Androïd, qui équipe trois smartphones sur quatre appartient à Google. Ces smartphones sont de fabrication coréenne, chinoise ou japonaise. Le dernier quart de ces smartphones, de ces marchés se résume à Apple.
Même situation pour les tablettes et les liseuses, où cependant les équilibres divergent sur la carte du monde : Amazon, Apple et Microsoft d’un côté, Kobo/Rakuten, Samsung, Huawei, Asus, Acer etc. de l’autre. En Europe et en Allemagne, Tolino, seule admirable exception à l’hégémonie d’Amazon, a vu Kobo s’inviter dans son tour de table. Le souvenir de Nokia comme acteur majeur du marché est lointain.
Bien qu’il existe des tentatives méritoires et encourageantes comme Bookeen en France ou surtout Tolino en Allemagne, aucun européen ne peut se hisser au niveau des acteurs précités.
Cela a plusieurs incidences majeures : d’une part, l’Europe, en dehors de sa zone propre, n’a guère de marges de manœuvre pour influer sur les questions de prix du livre. Apple impose ses grilles tarifaires et ses concordances entre les devises à ses clients, ce qui oriente le marché. C’est très vrai en particulier en France où l’élargissement au livre numérique de la Loi du prix unique a obligé les éditeurs à choisir des prix fixés par Apple. Pire, quand Apple supprime un prix de sa grille, les éditeurs doivent réajuster leurs propres prix. La place réservée aux livres numériques peut varier d’un constructeur à l’autre dans leur offre de contenus, d’invisible à… imposée.
D’autre part, c’est peu de dire qu’ils divergent sur les droits d’auteur et la défense des particularismes culturels. Les anecdotes se succèdent depuis des années sur la manière dont le puritanisme américain infuse dans les systèmes de censure des firmes comme Apple ou, côté réseaux sociaux, Facebook.

Une chronologie de l’édition numérique enchaînée et guidée par le papier

La lecture de loisirs est encore très liée en termes de calendrier aux logiques propres au papier. Par exemple, le phénomène très francophone de la Rentrée Littéraire, où des centaines de nouveautés envahissent les linéaires à partir de fin août, est dupliqué en numérique.
L’objectif pour le monde de l’édition est à la fois de bénéficier de l’effet massif des nouveautés, de se positionner pour les prix d’automne comme le Goncourt, incontournable accélérateur des ventes, et de voir les champions habituels tout comme les nouveaux élus se retrouver sous le sapin à Noël. Or on n’a jamais vu un livre numérique offert sous le sapin, et mieux, ils ne s’offrent pas, ils s’achètent.
Quand a-t-on le plus besoin de sa liseuse ? En vacances surtout. Il est assez dommage pour le marché du livre numérique que les consommateurs ne puissent pas partir en juillet ou en août avec les toutes dernières nouveautés annoncées pour la Rentrée Littéraire. Le papier mène la danse et c’est ainsi. Pour le moment.

Définition de la lecture de nécessité

La lecture de nécessité recouvre toute l’édition numérique relative aux ouvrages et services pour les professionnels, en particulier les professions ayant un besoin de bases de données à jour indispensables à leur bonne pratique métier comme le juridique ou le médical, les universités et le scolaire.
Pour la lecture de nécessité, un changement important se passe : ici, l’éditeur dans ce cas connaît intimement son lecteur. Dans la lecture de loisirs, les bases de données clients sont la propriété d’Amazon et consorts, elles sont hors de portée des éditeurs.
Dans la lecture de nécessité, l’éditeur a identifié son lecteur et prévoit son besoin. Il est étudiant ou professionnel et dans sa spécialisation est constamment en quête d’informations. Pour l’accompagner, de vénérables maisons d’édition ont longtemps publié des manuels, guides, codes, dictionnaires de référence dans des secteurs très sérieux comme l’éducation, les sciences, la médecine, le droit, la fiscalité, la gestion, la comptabilité...

La clé : connaître en profondeur ses clients-utilisateurs

Ces maisons ont constitué de fait des bases de données clients considérables, suivant professions libérales et praticiens dans toute leur carrière, de leurs études à leur retraite, et ont aussi bien sûr pointé leurs successeurs et leurs concurrents.
Quand les professionnels se sont équipés d’ordinateurs connectés, de tablettes et de smartphones, les éditeurs ont tout de suite senti l’urgence de suivre cette évolution technologique avec une offre idoine. C’était vital pour eux car s’ils n’anticipaient pas les évolutions des pratiques métier, ils allaient devenir très vite obsolètes.
Le public scolaire, étudiant et professionnel est moins sujet aux variations radicales de génération que peut connaître, par exemple, les littératures jeunesse. C’est-à-dire qu’en grandissant un enfant passe rapidement d’un genre de livre à un autre et l’offre jeunesse et très segmentée quand un étudiant et encore plus un professionnel s’inscrit dans un rapport dans la durée avec les ouvrages relevant de la lecture de nécessité.
Cela ne l’empêche en outre nullement d’être très exigeant s’il veut s’inscrire à la pointe de son métier. Plus captif, plus fidèle, il fait partie d’un public qui doit se donner les moyens de sa réussite. Disposer de contenus toujours à jour est donc vital pour lui.

Une spécialisation des segments qui préservent encore un peu des très gros acteurs de l’édition numérique de loisirs

Point essentiel enfin, cette typologie de lecture, la lecture de nécessité est très réglementée. Elle répond à des obligations légales rigoureuses et peut être sanctionnée si des manquements ou des erreurs sont constatées. Les opérateurs en charge de la lecture de nécessité tirent profit des systèmes d’exploitation et les terminaux mobiles disponibles sur le marché.
Les géants du numérique tâtonnent encore sur ces contenus. Ils peuvent racheter ici ou là des petites structures très spécialisées mais elles sont très difficilement intégrables dans leurs systèmes globaux et transnationaux :
la complexité de chaque législation et de chaque filière demande des niveaux d’expertise pour lesquels ils n’ont à ce jour aucune légitimité. Ce n’est sans doute qu’une question de temps tant les enjeux économiques vont croître et le marché va prendre encore plus de vigueur.

1.4 La désintermédiation

François Vallotton

L’économie virtuelle remet en question une chaîne du livre traditionnelle caractérisée par l’étroite interdépendance entre auteur, éditeur, diffuseur, libraire et lecteur.
Chaque acteur a désormais la possibilité de court-circuiter l’un ou plusieurs de ces intermédiaires.
Avec comme conséquence une remise en question de certaines spécificités liées à chacun d’entre eux :
l’éditeur, en tant que découvreur des textes et interlocuteur privilégié des auteurs, voit son magistère contesté dans ses domaines réservés;
les librairies «physiques» ne constituent plus le principal mode d’acquisition des ouvrages ;
quant aux bibliothèques, elles doivent composer avec d’autres sites d’archivage et de mise en ordre des ressources documentaires et informationnelles.
Cette «crise des médiations» ne touche pas uniquement le secteur culturel et encore moins le secteur spécifique du livre.
Elle concerne l’ensemble des institutions ou des structures qui remplissent une fonction d’intermédiaire entre la demande individuelle et l’offre collective.
Et les exemples peuvent en être trouvés aussi bien autour de la crise des partis et des syndicats que dans la perte de confiance envers les médias traditionnels (presse, radio ou télévision).
Ces intermédiaires, détenteurs d’un savoir-faire, héritiers d’une culture et d’un faisceau de compétences, disparaissent au nom des nouvelles exigences d’immédiateté, de profusion et de transparence.
Dans le domaine de l’industrie culturelle, l’industrie musicale est souvent évoquée comme l’horizon inéluctable quant à l’avenir de l’industrie du livre.
Non seulement la percée du numérique y a été spectaculaire mais on a pu observer une chute des revenus de l’industrie musicale et une remise en question de l’ensemble de la chaîne de distribution avec notamment la disparition des disquaires.
Parallèlement, de nouvelles pratiques incarnées par la mode du streaming (l’écoute au fur et à mesure de la diffusion) ont introduit des formes de commercialisation et de consommation inédites.
Si ce rapprochement peut éclairer certains défis que doit relever le secteur du livre, il convient de relever tout autant certaines différences majeures entre les deux domaines.
Le niveau de concentration du secteur musical est en effet beaucoup plus fort que celui de l’édition, avec une internationalisation incomparable, favorisée notamment par la domination presqu’exclusive de l’anglais.
L’importance de la matérialité du livre dans les pratiques d’acquisition mais aussi la diversité des formes de sa consommation – entre pratiques savantes, scolaires et récréatives – pourraient déboucher sur l’élaboration de stratégies de riposte spécifiques et de fonctions renouvelées pour les divers maillons de la chaîne de l’édition.
Dans cette perspective, deux visions s’affrontent.
Pour certains, une cohabitation harmonieuse entre livre numérique et livre papier est possible sans reconfiguration fondamentale des professions traditionnelles qui ont fait la richesse et la profitabilité du secteur de l’édition :
le livre physique tout comme certains domaines de niche comme celui du marché du livre d’occasion maintiendront leur attractivité.
Plus fondamentalement, les intermédiaires traditionnels retrouveront une nouvelle fonction autour de la sélection, la certification et la pérennisation des productions intellectuelles.
Pour d’autres, le nouvel environnement numérique est lié à une nouvelle culture mais aussi et surtout à une nouvelle économie.
Toute la construction de la valeur du livre est bouleversée par les logiques de l’échange, de la participation et de l’interactivité.
De même, comme le dit Marcel Gauchet, «l’internaute constitue ni plus ni moins la figure la plus avancée de l’individu pur de notre monde, de l’individu sans appartenance et hors médiation, doté d’un accès universel à toutes les sources d’information et de la capacité opératoire de toucher le monde entier par ses productions intellectuelles, sans intermédiaires.
Internet, en ce sens, c’est le média absolu, la médiation qui abolit toutes les autres médiations, ou plus exactement qui les rend inutiles»
Le débat ne fait que commencer.
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